L'enquête russe
la foule qui le pressait. Grands noms, fortunes, orgueil, mépris en cascade, rivalités et intrigues, bourgeois ennoblis exaltés d’être là, mais partagés entre cette satisfaction et l’envie d’un pouvoir à la mesure de leur richesse, non vraiment il n’appartenait pas à ce monde-là que pourtant il servait. Il se répéta que c’était le roi qu’il servait, mais au fond de lui la vérité renâclait car il savait bien, les ayant affrontés, quels intérêts pouvaient parfois souiller l’hermine du manteau du sacre. Allons, Nicolas, se dit-il, ne laisse pas le malaise d’une enquête difficile t’emporter.
— Ah ! Ah ! dit une voix jacassante, l’homme du jour ! Deux fois distingué. Et quand il paraît, on peut être assuré qu’il se passe quelque chose. Ne me laissez pas sur ma faim, moi qui mange comme un étourneau. Un vrai sujet d’étude pour M. de Buffon, oui vraiment ! Peste, il m’échappe… Marquis, marquis.
Un reflux de la foule venait de le séparer du duc de Richelieu. Il remercia le hasard et se laissa porter par la vague. Le bal battait son plein. Il ne se prolongea pas outre mesure, chacun avait vu et avaitété vu. Un souper plus intime prévu pour le comte et la comtesse du Nord était offert chez la princesse de Lamballe, surintendante de la maison de la reine. Il y eut ensuite jeu, loto et un petit bal plus gai que le précédent, où de nouveau Marie-Antoinette dansa. Le roi n’y fit que paraître et se retira à son habitude. Nicolas devisa longuement avec M. de Corberon, qui lui révéla sur la cour russe quelques particularités qu’il se promit de mettre à profit.
Aimée, qui n’était pas de quartier auprès de Madame Élisabeth, s’éclipsa après un coup d’œil à Nicolas qui s’évanouit à son tour, après avoir prévenu Louis de son départ. Le vicomte considérait que la nuit était jeune encore ; la considération était de son âge, mais valait tout autant pour le père. Nicolas retrouva Aimée d’Arranet dans la cour du château. Il consulta sa montre et hocha la tête. Il ne pouvait se permettre d’être absent le lendemain matin ni à l’hôtel de police, ni à l’ambassade de Russie. Aimée, le voyant, fit la moue et se pendit à son bras. Elle ne disait rien, mais il la comprit à sa seule mimique. Il lui proposa de passer la nuit à Paris dans un lieu qu’elle connaissait bien et qu’elle appréciait, l’hostellerie du Grand Cerf où officiait Gaspard, l’ancien garçon bleu. Elle battit des mains. C’est encore une enfant, pensa Nicolas dans un mouvement d’émotion.
Sa voiture ne se trouvait plus à sa place initiale. Ils errèrent un moment quand ils entendirent derrière eux le bruit d’un équipage. Le fiacre apparut, la portière ouverte et le marchepied descendu. Nicolas eut juste le temps de s’intriguer que le cocher ait revêtu sa cape par un temps d’été. Il laissa Aimée le précéder. Elle sembla happée par l’obscurité dela caisse. Il perçut un faible gémissement comme un cri étouffé. Inquiet, il bondit. Ce qu’il découvrit le glaça. Un homme masqué en livrée, une main plaquée sur la bouche d’Aimée, l’autre braquant un pistolet sur la jeune femme, agitait la tête pour sommer Nicolas de monter. Que pouvait-il faire, il n’était pas armé et c’était la vie de sa maîtresse qui était en cause ; il obéit donc à l’injonction. La portière claqua dans son dos et presque aussitôt l’équipage s’ébranla et piqua au point d’atteindre rapidement un train d’enfer.
Nicolas tentait d’analyser les données de la situation. Il avait bien eu depuis quelques jours l’impression d’être suivi, mais il y avait tant de mouches à la suite du comte du Nord qu’il n’avait pas tiré les conséquences de ce qu’il ressentait. Un quart d’heure s’était écoulé environ, il lui parut qu’on roulait en pleine campagne et dans un chemin inégal tant la caisse tanguait et tressautait. L’homme qui le menaçait lui intima de se mettre à genoux, tête baissée. Nicolas entendit qu’on ouvrait l’autre portière. Il y eut un grand cri. Il leva la tête. Aimée venait d’être précipitée au dehors. Nicolas bondit sur l’homme qui lui asséna un terrible coup de pistolet sur la tempe. Le commissaire aux affaires extraordinaires s’écroula et perdit conscience…
Quelle est cette boule éclatante qui lui brûle les yeux ? Et ces cris autour de lui ? Il ne voit rien.
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