L'enquête russe
Un murmure de voix dont il ne parvient pas à saisir le sens. On le prend violemment sous les épaules. On le dresse. Ses pieds traînent sur le sol et accrochent quelque chose qui craque et se rompt. Une odeur d’herbe froissée. Il reconnaît soudain le cri desoiseaux de nuit si souvent entendus au château de Ranreuil. D’évidence, on le conduit au fond d’une forêt. Il perçoit le vent qui bruisse dans les feuilles. De nouveau, des voix étrangères. Est-ce du russe ? Il le semble bien… On le jette brutalement à terre. Sa tête déjà douloureuse heurte une pierre. Allongé, il sent un liquide chaud qui coule dans son cou. Il comprend de quoi il s’agit. De nouveau des bruits dont il ne distingue pas l’origine. On s’approche de lui, on le palpe. Il sent une odeur rance, de crasse et de sueur. Une main brutale fouille le bel habit de maître Vachon. Les contours craquent. Il sent qu’on lui arrache le cordon de Saint-Michel et la croix de Saint-Louis. La main a trouvé le reliquaire de poche, naguère remis par Madame Louise au Carmel de Saint-Denis, qui lui a un jour sauvé la vie. Va-t-on le détruire ? Il en éprouve une vraie douleur comme si une partie de lui-même lui était arrachée. Il comprend sans émotion qu’on va le tuer… Il se situe dans un espace supérieur où rien n’a plus d’importance. Ce n’est pas la peur qui le saisit, mais le sentiment de tant de choses inachevées, Louis à peine sorti de l’enfance, Antoinette qu’il espérait revoir, Aimée dont le sort le poigne. Il pense à ses amis, au roi… Il voit la pointe enfin atteinte et les flots paisibles qui vont l’engloutir. Une sérénité le prend. Il remet son âme à Dieu. Le canon froid d’une arme se plaque sur sa tempe. Une déflagration. Pourtant rien n’est venu qui le fasse souffrir. Ce n’était que cela. Il perçoit le bruit de corps qui s’effondrent et le bruit de chevaux qui s’approchent. Une voix grinçante s’élève.
— Ah ! Mon cher Nicolas, il est heureux que parfois je me mêle de la cuisine des enquêtes . Que feriez-vous sans moi ?
Il reconnaît la voix de Sartine. Qui a vendu la mèche sur la cuisine ? On s’affaire autour de lui, on le relève, on lui ôte le bandeau qu’il a sur les yeux. De nouveau, la boule éclatante dont l’éclat s’atténue peu à peu… Il comprend que c’est la lumière d’une lanterne sourde braquée sur son visage. Sartine est agenouillé près de lui et lui tamponne la tempe avec un mouchoir. Une pensée douloureuse soudain le traverse ; qu’est-il advenu du reliquaire remis par Madame Louise ? La parole précipitée, il en parle, s’inquiète, s’agite.
— Que diantre veut-il nous dire avec son reliquaire ? Il bat la campagne, c’est la commotion !
Une autre pensée torture ensuite Nicolas qui s’en veut de n’y avoir point songé aussitôt.
— Aimée, Aimée ! Il la faut rechercher.
— Ah ! reprend Sartine satisfait, voilà qui est plus raisonnable et découle d’une conscience plus claire. Rassurez-vous, mon bon, ces rufians l’ont précipitée sur la chaussée. Quelques bosses et des égratignures. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus. Elle a regagné l’Hôtel d’Arranet avec son père.
Peu à peu Nicolas retrouve ses esprits. Il s’étonne de la présence de Sartine et qu’il soit au fait de l’état d’Aimée d’une aussi précise manière. Sa surprise est telle que Sartine, devant cette évidence, se met à rire.
— Encore une fois, Nicolas, me croyez-vous si lointain que de ne me préoccuper de rien ? Faire accroire que l’on ignore et tout savoir autorise bien des choses et permet, comme vous le constatez, d’arriver à la rescousse à bon escient.
Nicolas demeure hagard, ne comprenant pas ce que l’ancien lieutenant général de police lui signifie.
— Pour vous mettre les points sur les i , mes gens,enfin ceux qui dépendent de certaines activités, avaient reçu instructions de vous suivre et de ne vous quitter du regard, jamais.
— Que ne sont-ils intervenus dans la cour du château ?
À la faible lueur de la lanterne, le visage de Sartine lui parut démoniaque.
— Hé, hé, nous voulions savoir ce que ces sicaires entendaient faire et où ils se dirigeaient.
— Au risque que je sois tué sur-le-champ ou dans la voiture, et Mlle d’Arranet avec moi !
— Point. L’auraient-ils voulu qu’ils se seraient mis tout de suite en besogne. D’ailleurs, voyez, tout
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