L'enquête russe
faux témoin ! lança Bourdeau en riant. Demeure ici. On t’appellera en cas de besoin.
Ils brisèrent les scellés et poussèrent la porte. Au début, ils ne distinguèrent qu’une grande pièce plongée dans la pénombre. Les volets de bois intérieurs étaient à demi poussés et seuls des rais de lumière traçaient au centre deux lignes parallèles. Les détails surgissaient peu à peu, à mesure que leurs yeux s’habituaient. À gauche, la muraille était coupée d’une cheminée de travertin surmontée d’un trumeau orné de rocailles. Devant celle-ci, deux fauteuils chargés d’habits et un guéridon avec une bouteille, deux verres et des papiers. De la porte on n’apercevait entre cette partie et l’alcôve qu’une grande table ronde couverte d’une tapisserie portantun flambeau à cinq branches avec des bougies consumées. Entre les deux croisées donnant sur la rue de Richelieu, un sofa vide trônait. Nicolas regardait chaque détail avec intensité, essayant de les inscrire dans sa mémoire. Il remarqua qu’en effet, conformément au récit de La Jeunesse, de petits tableaux de bois semblaient renversés sur l’une des deux commodes encadrant la cheminée. Des débris de verre jonchaient le sol et une coulée d’huile avait gagné le tapis central. Il semblait qu’on y eût piétiné, mais la nature du liquide ne permettait plus d’y relever des traces utilisables. Une odeur trop connue le saisit aux narines ; c’était celle, métallique et écœurante, du sang. Il hocha la tête, engageant d’un geste Bourdeau à avancer. En approchant le lit dont, jusque-là, ils n’avaient distingué que l’extrémité, un désordre de draps et de couvertures apparut. Bourdeau alla ouvrir les croisées ; un flot de lumière envahit soudain la pièce.
Lorsqu’ils approchèrent, un spectacle atroce les figea sur place. Une tête renversée en arrière les regardait, les yeux troubles. La bouche semblait ouverte dans un dernier cri. Les bras déjà rigides paraissaient repousser un invisible adversaire. Silencieux, ils contournèrent la couche par la droite et découvrirent l’horreur du drame. Le corps allongé sur le dos en travers du lit, à peine vêtu d’une chemise de nuit, n’était plus que sang et le bas du torse mélangeait sang, chairs et tissus tailladés.
— Il semble qu’on se soit acharné sur le bas du corps, dit Bourdeau, pâle comme jamais ne l’avait vu Nicolas.
Il se tenait à distance pour éviter de patauger dans la mare noirâtre qui couvrait le parquet. Nicolas se pencha sur le visage révulsé et semblait renifler.
— En effet, curieux égorgement ! En tous cas, cela évite de songer à un suicide. C’est un meurtre, et des plus cruels. Rien ne te frappe ?
Bourdeau observa à nouveau la victime, le sol, le lit.
— Tu as raison. Il n’y a aucune trace de pas, en dépit du sang répandu ! Comment est-ce possible ?
— C’est précisément ce que je me demande. Mais je crois envisager la chose… Les hypothèses ne sont pas nombreuses. L’absence de traces à droite du lit indique que l’attaque a été portée à gauche. Je pense que le meurtrier s’est jeté sur M. de Rovski, l’a immobilisé en se couchant tête-bêche sur lui, avant de porter les multiples coups nécessaires. Avec quelle arme ? Sans doute nous ne la trouverons pas.
— Et la victime dormait-elle quand elle a été surprise ?
— Si j’en juge par sa tenue, c’est plus que probable. S’est-il défendu ? Il était jeune et robuste… Mais il pouvait aussi être pris de boisson si j’en juge par l’odeur. Pour commencer, recherchons dans cette chambre ce qui pourrait nous apporter quelques lumières sur son occupant.
D’une manière systématique, ils dressèrent un inventaire des objets et hardes du défunt. Nicolas constata que les petits tableaux étaient en effet des représentations des saints, du Seigneur et de la Vierge. Autant il semblait que la lampe à huile, qui participait sans doute d’une forme de dévotion, avait été balayée brutalement, vu la distance où se trouvaient les débris de verre par rapport à la commode, autant les images pieuses avaient été retournées avec soin. Ce détail avait-il une signification ? Dans une sacoche de cuir il découvrit les passeports de la victime, des lettres de recommandation pour leministre de Russie à Paris et pour diverses personnes russes de Paris, des bourses pleines de thalers et de louis ainsi que
Weitere Kostenlose Bücher