L'enquête russe
notait quelque chose, fut accablé de compliments sur sa verdeur et la vigueur de sa mémoire.
Nicolas n’écoutait plus. Perdu dans ses pensées, celles-ci le transportaient bien loin du salon de l’hôtel de Noblecourt. Au début aucun de ses commensaux ne s’en rendit compte, l’expression amusée de son visage ne témoignant pas de cette fuite. Trompant son monde, lui-même en était-il conscient ? Quel étrange ressort de l’esprit le faisait parfois échapper à la réalité ? Le phénomène se reproduisait souvent dans les circonstances les plus inattendues et dans les lieux les plus variés. Il se revit soudain dans les landes qui constituaient les marges entre le château de Ranreuil et la zone des marais. Très antique point de refuge, la forteresse était bâtie au creux d’un vallon afin de n’être point repérée par les envahisseurs venus de la mer. Il voyait, sentait presque, le jaune puissant des ajoncs, celui plus acide des genêts qui tranchaient sur le gris violet des bruyères. Il entendait les cris aigus des oiseaux de mer. Il se sentait hors la commune condition, le cœur débridé et la respiration plus ample. Il buvait à longs traits l’air salé venu de l’horizon, là où le libre océan battait les falaises de Pénestin.
— Et vous Nicolas qui êtes homme de goût, que pensez-vous du nouveau Théâtre français ?
— Beaumarchais ?
— Non, dit Noblecourt en riant, pas les auteurs, le nouveau bâtiment construit au Luxembourg 27 . Sujet sur lequel, à l’habitude, je me trouve en controverse avec l’ami La Borde.
— Pardonnez-moi. J’ai eu une absence.
— Elle devait être plaisante ! dit Louis. Vous sembliez aux anges, mon père.
— Je m’y trouvais, en effet. Où se situe le débat ?
— Je prétends, dit La Borde, que le Théâtre français qu’on vient d’achever, par son emplacement et sa grandeur dépouillée, demeure un chef-d’œuvre de notre temps. Le théâtre doit être le monument par excellence qui anticipe les pensées futures par la commémoration des fêtes passées !
— Et dans celui du Luxembourg, vous voyez un temple du goût ?
— Nos architectes se sont tous formés à Rome. Ne voyez-vous pas, vous qui fîtes jadis séjour dans cette ville, qu’on a voulu recréer, avec les cinq rues qui montent vers le Théâtre français, le contraste qui s’offre au promeneur lorsqu’il débouche des ruelles obscures sur la place lumineuse qu’occupe la masse puissante du Panthéon ? Hé, quoi ! Monsieur de Noblecourt, vous qui, en cuisine et en musique et dans bien d’autres choses encore, prônez le maintien de la tradition passée, voilà qu’on vous présente sur un plateau d’argent un monument inspiré de l’antique, et vous le dépréciez. Fi, monsieur ! Quant à moi, que l’on me pardonne mon amour pour les anciens. Cela m’empêche-t-il de rendre toute la justice qui est due à quantité de belles choses que les modernes ont faites ?
— Ah ! C’est le monde à l’envers. Ainsi l’érudition devrait l’emporter sur le goût et si les Grecs ont fait une sottise visible, grossière et palpable, faut-il que nous les imitions ? Arrêtons sur ce chemin. Je vous vois tous béats devant ces innovations qui n’en sont pas. Le dorique, le dorique, crient ces amateurs enfants de Panurge ! Pourquoi d’ailleurs s’arrêter en si beau chemin ? Hein ?
M. de Noblecourt s’arrêta, rafla d’une main sûre son verre empli de vin et le vida d’un seul trait sous le regard inquiet de Semacgus.
— Allons-nous en écoliers prendre nos modèles dans les ruines romaines de Naples ? Oui, oui, remontons jusqu’à l’origine des choses. L’antiquité des Grecs et des Égyptiens, n’est-ce pas trop récent ? Que dans l’architecture les petits génies de notre siècle aillent donc puiser aux sources de la plus haute antiquité, avant le déluge s’il est possible. La cabane, mon ami, la cabane, voilà la véritable architecture !
— Je ne trancherai pas, intervint Nicolas. Je trouve simplement que la façade avec son péristyle en saillie et ses huit colonnes doriques sont une décoration bien austère, dépouillée même, et qui rappelle l’idée d’un temple. Rien dans tout cela qui annonce Melpomène ou Thalie. J’ajouterai que la distribution particulière des loges est si mal combinée qu’il s’y trouve nombre de places où l’on voit mal et d’où l’on n’entend guère mieux.
— On
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