L'enquête russe
certitude ne laisse pas de suivre. Mais poussons plus loin. Vous savez que le crime de fausse monnaie… J’eus le malheur de traiter plusieurs cas jadis… Que disais-je ? Ah, oui ! Ce crime a toujours été puni de la plus grande sévérité. La première race de nos rois faisait couper les mains. Saint Louis condamnait les coupables à avoir les yeux crevés. L’Église se joignit à cette curée en les excommuniant. La peine de mort fut généralisée et confirmée par Henri II et le grand cardinal. C’était la confiance dans l’État tout entier qui était compromise et qu’il convenait de restaurer.
— D’où, selon vous, il ressort ?
— Il ressort que celui qui s’engage dans cette voie périlleuse, qui demande des moyens matériels peu aisés à réunir, ne peut être qu’un grand misérable très organisé ou bien dans le cas présent une puissance plus importante.
— Je ne parviens pas à suivre le labyrinthique de votre raisonnement.
— Brassez les faits. Que surgit-il ? Sur fond de visite du comte du Nord qui suscite, vous êtes bien placé pour en convenir, d’étranges trames, vous enquêtez sur un meurtre, et même deux si j’ai bien compris, liés de manière mystérieuse l’un à l’autre. Surgissent sur ce théâtre des étrangers russes et américains. Tout semble simple, le jeu et la débauche. Ceci est l’apparence. Ne croyez-vous pas que la réalité est tout autre ? On ne démontre pas l’évidence, on la sent presque toujours et l’apparence est prise pour la réalité. Ne sentez-vous pas que la fausse monnaie répandue est l’un des moyens dont usent les États pour corrompre et acheter sans bourse délier ceux dont ils souhaitent l’ordre et l’appui ?
— Si je vous entends bien, l’argent probablement faux remis à Richard Harmand et découvert dans sa chambre, proviendrait des services d’une puissance qui souhaite obtenir un service de lui ?
— Voilà ! Vous avez compris et bien résumé mon propos.
— Je dois consulter Böehmer, le joaillier de la couronne. Peut-être est-il en mesure de m’éclairer sur la dame au portrait ? J’en tirerai profit pour faire vérifier la sincérité des louis d’or saisis chez Harmand. Je vous suis reconnaissant de votre réflexion qui, à l’accoutumée, fraye des voies nouvelles.
— Je n’y ai point mérite et, comme le dit un contemporain : il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de concilier parfaitement et de réunir sous un seul point de vue toutes celles qui ont été dites . N’oubliez pas, cher Nicolas, que je ne suis qu’unpauvre vieillard, faillible tout comme un autre. Peut-être suis-je dans l’erreur et j’ai scrupule maintenant à troubler votre esprit, en déviant ce qui était la voie droite de votre raisonnement.
— Point. Je me suis toujours bien porté de vos conseils. Il est fructueux que mes faibles lumières bénéficient de votre expérience et de vos talents éprouvés.
Ils continuèrent à paisiblement deviser. Noblecourt félicita le père de la distinction et du caractère de Louis. Puis Nicolas prit congé et regagna ses appartements.
Il se sentait heureux du jugement de Noblecourt sur le caractère du vicomte de Tréhiguier. Les circonstances de sa naissance, les premières étapes de son existence, la tardive reconnaissance d’un père informé fort tard de sa descendance, qui eussent pu troubler le destin du jeune homme, n’avaient pourtant laissé aucune trace sur cette nature de qualité. Comme chaque fois qu’il pensait à Antoinette environnée de périls à Londres au service du roi, son cœur se serra. Pressant sa poitrine, il sentit le petit reliquaire qu’il avait fait reconstituer par un joaillier du Pont-au-Change. Depuis que ce dépôt lui avait été remis, il avait été appelé à plusieurs reprises par Madame Louise au Carmel de Saint-Denis. Elle se plaisait à sa conversation, émue de retrouver un fidèle serviteur de son père. Chaque fois qu’elle s’enquérait des nouvelles de Louis, comme chargée d’une mission dont Nicolas ne voulait pas démêler l’origine, il se sentait, intérieurement, saisi d’une amère et triste douceur.
Dimanche 26 mai 1782
Après l’office à Saint-Eustache, Nicolas et Louis avaient tenu compagnie à M. de Noblecourt pour le dîner. Catherine s’était surpassée en les régalant d’une longe de veau en gelée que flanquait une tourte aux épinards et que suivit une soupe de
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