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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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fille,
l’autre en forme de garçon, les mettent sur une voiture aussi bellement adornée
que possible. Tirée par des chevaux, elle promène ces deux images avec grande
réjouissance et liesse à travers tous les environs ; puis ils la conduisent
au feu et font brûler les deux images ; avec de grandes prières, ils
supplient leurs dieux de faire que ce mariage soit réputé heureux en l’autre monde.
Mais ils font aussi une autre chose : ils font des peintures et portraits
sur papier à la semblance de cerfs et chevaux, d’autres animaux, d’habits de
toute espèce, de besants, de meubles et d’ustensiles, et de tout ce que les
parents conviennent de donner en dot, sans le faire en effet ; puis font
brûler ces images, et disent que leurs enfants auront toutes ces choses en l’autre
monde. Cela fait, tous les parents de chacun des deux morts se tiennent pour
alliés et maintiennent leur alliance aussi longtemps qu’ils vivent, tout comme
si vivaient leurs enfants trépassés.
     
    *
    *  *
     
    Je me souviens… Il me suffit de convoquer ma mémoire pour
que mon corps retrouve à l’instant l’état de fatigue extrême qui était le sien
à cette époque. Je ne crois pas avoir dormi de longues semaines durant. Nos jours
se passaient à cartographier et nos nuits à suivre ce Vénitien. J’oscillais d’avant
en arrière, comme les Juifs à la prière. Ma bouche était sèche comme le sable d’avoir
dû lire à voix marmonnée tant et tant de phrases. Soudain, je me suis arrêté. J’ai
interrompu net mon bredouillement frénétique. Et je me suis frotté les yeux,
ces yeux qu’un malveillant avait sûrement remplacés par deux charbons ardents
tellement ils me brûlaient.
    Serait-il possible que s’achève ici leur torture ? D’un
petit geste de l’index, j’ai vérifié : la page que j’avais devant moi n’était
suivie d’aucune autre. Ce paragraphe était bien le dernier. Il méritait donc de
la solennité. J’ai haussé le ton :
    « Car, ainsi que l’avons dit au premier chapitre de ce
livre, n’y eut jamais aucun homme, ni Chrétien, ni Sarrazin, ni Tartare, ni
Païen, qui ait jamais visité d’aussi vastes régions du monde que ne le fit
Messire Marco, fils de Messire Niccolo Polo, noble et grand citoyen de la cité
de Venise. » Je refermai l’ouvrage et relevai la tête :
    — Fini !
    — Quoi donc est fini ? demanda Christophe.
    —  Le Devisement. Messire Polo est revenu chez lui.
    — Son orgueil est ridicule. Il n’a fait que suivre des
routes. Je vais en inventer une.
     
    *
    *  *
     
    L’heure du repos n’avait pas sonné pour les Colomb. Quel
pacte les marins ont-ils signé avec le Diable pour résister ainsi au sommeil,
quelle part de leur âme ont-ils vendu en échange de ce pouvoir de veille alors
que les terriens titubent depuis déjà des jours ? Trois nuits, trois nuits
pleines je dus m’appliquer, sous le regard implacable de Christophe, à
reparcourir l’entièreté du gros livre pour vérifier que je n’avais manqué
aucune journée. Le nombre exact de ces journées de voyage du Vénitien était l’obsession
de mon frère, une vraie folie maniaque. Je n’avais pas encore compris l’enjeu
de cette addition géante.
    Quoi qu’il en soit, le résultat l’enchanta : 2 015 !
2 015 journées de voyage depuis Venise jusqu’à l’Orient de la Chine.
Christophe s’était à moitié levé de son tabouret en répétant : 2 015.
Il battait des mains. Le sommeil le prit d’un coup, au milieu de sa joie.
Soudain, il piqua du nez, on aurait dit qu’il allait embrasser la table et,
cassé en deux, s’endormit.
    Je voulais comprendre. Je le secouai :
    — Et alors ? Et alors ? Quelle importance, ce
grand chiffre ?
    — Alors ?
    Ses deux yeux me regardaient, ébahis. Ils n’avaient pas l’air
de me reconnaître. Peut-être s’étonnaient-ils aussi de l’existence d’un être
humain si bête ?
    — Alors ? Plus l’Asie est longue, plus la mer est
courte entre l’Europe et l’Asie.
    Et, cette fois, ses yeux se fermèrent pour de bon. Je ne
valais guère mieux, même si, loin, très loin dans ma tête, une petite voix
moqueuse me disait qu’une journée n’est pas et ne serait jamais unité de
mesure. La petite voix moqueuse se tut vite, comprenant qu’elle n’avait pas la
moindre chance de se faire entendre. Et je sombrai à mon tour. Les yeux des
frères Colomb ne se rouvrirent que trois jours plus tard lorsqu’un apprenti

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