L'Entreprise des Indes
de
l’atelier vint tambouriner à la porte de notre soupente. Andrea nous croyait
assassinés.
La petite voix moqueuse ne revint que bien après, à un
moment décisif pour notre Entreprise. Elle sortait, cette fois, non de ma tête
embrumée par la fatigue, mais d’une intelligence aiguë, celle de José Vizinho,
membre du Comité des Mathématiciens.
Et Christophe eut bien du mal à y répondre.
— Vous voulez dire que vous mesurez la mer à partir de
journées d’un voyageur terrestre ? Savez-vous les difficultés rencontrées
par le grand savant Ératosthène pour évaluer la distance entre Alexandrie et
Syène à partir du pas des chameaux ?
— Je te confie les îles !
À peine avions-nous achevé notre mesure de l’Asie que déjà
Christophe commença d’organiser son voyage, qu’il appela désormais son « Entreprise
des Indes ». Déjà, il distribuait les tâches à son armée de deux personnes
(lui et moi).
Déjà, il répartissait les éléments.
À lui la mer et ses courants ; à lui le régime des
vents ; à lui le ciel, le jeu des étoiles qui indiquent la route ; à
lui la navigation, le choix des navires, le recrutement des équipages.
À moi les cartes, les contacts avec certaines autorités et,
surtout, les îles.
La question des îles nous séparait depuis notre enfance
génoise.
Encore à peine capables de marcher, nous nous échappions de
la maison pour aller, cahin-caha, rôder sur le port. À peine doués de parole,
nous demandions à embarquer.
Comme personne ne prêtait attention à nos réclamations, nous
profitâmes un jour de l’heure sacrée de la sieste pour nous glisser sur une
barque. Christophe devait avoir huit ans et moi six.
Telle fut notre première traversée, blottis l’un contre l’autre
entre deux sacs de blé pourrissant.
Ainsi nous fîmes connaissance avec notre premier mal de mer,
ainsi nous vint la certitude, toujours vivace aujourd’hui, soixante années plus
tard, qu’il est pire que la mort.
Ainsi nous abordâmes, peu glorieusement, sur Elbe, notre
première île : dès l’approche du rivage, le patron de la barque nous jeta
à l’eau. Aucun protocole particulier, sinon des rires, n’accueillit les deux
gamins trempés.
Accompagnés par quelques chiens, nous commençâmes sans tarder
notre exploration.
Christophe grommelait :
— C’est trop petit ! C’est trop près !
Moi je m’émerveillais. La terre et la mer, la montagne et la
campagne, des champs d’oliviers, des vignes, des plages et des forêts, sans
oublier une mine de fer… Le tout réuni dans une surface qu’on aurait presque pu
parcourir dans la journée si nos petites jambes avaient eu plus de muscles.
Je découvrais que les vastes espaces n’avaient pas d’utilité
véritable. On pouvait vivre dans des univers modestes qui pourtant rassemblaient
le nécessaire. Et cette découverte ravissait l’enfant que j’étais, en
permanence humilié par les adultes du fait de sa petite taille et de la faible
place qu’il occupait. Les îles n’avaient pas la morgue des continents. Les îles
occupaient dans l’espace la bonne place. Les îles avaient une dimension
humaine.
Autre trouvaille : le Monte Capanne semblait avoir été
posé là pour que, de son sommet, on puisse voir et saluer les îlots qui
tenaient compagnie à leur grande sœur Elbe. J’ai oublié leurs noms toute ma vie
et voici qu’ils me reviennent, comme bien des choses de ma jeunesse alors que
le reste s’en va : Gorgona, Capraia, Pianosa, Giglio, Montecristo et
Giannutri.
Je n’avais que six ans, qui n’est pas un âge pour
philosopher. Le bonheur qui me submergea ce jour-là, je n’en trouvai l’explication
que plus tard. J’avais éprouvé pour la première fois deux sentiments qui ne
firent que croître tout au long de ma vie et qui expliquent mon retour à Hispañola
et ma volonté d’y finir ma vie : j’ai le goût des résumés et une
étrange fraternité me relie aux archipels. Additionnés, ces deux sentiments m’ont
toujours donné un permanent besoin d’îles.
Nous ne revînmes que deux jours et deux nuits plus tard.
Prévenu je ne sais comment par je ne sais quel oiseau guetteur d’enfants,
Domenico, notre père, nous attendait sur le quai.
Juste avant la raclée qui conclut l’aventure, Christophe eut
le temps de nous distribuer, déjà, les rôles :
— Je te laisse les îles, puisque tu les aimes. Moi, j’irai
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