L'Entreprise des Indes
loin.
*
* *
Fier de cette mission, comme je le serais, hélas, de toutes
celles qu’il me confierait par la suite, je me mis sans tarder au travail.
Comment accomplir une tâche d’une telle ampleur, même en l’espace
d’une vie entière, alors que mon frère voulait des résultats rapides ?
Première restriction du champ : les îles du dedans, celles dont le Créateur avait saupoudré la Méditerranée.
Le voyage de Christophe n’était pas celui d’Ulysse. Ces
îles-là, auxquelles il tournerait le dos en allant vers l’ouest, ne le concernaient
pas.
Restaient les autres. Marco Polo en comptait 12 700
rien qu’aux approches des Indes, alors que l’Atlas catalan, plus modeste, en
avait retenu dans cette seule région 7 648…
Qui étais-je pour tenter d’en connaître la quantité exacte
et d’ailleurs mouvante ? Il est des nombres, tel celui des étoiles, dont
seul le Créateur détient et détiendra toujours le secret.
Dans cette diversité, je devais m’en tenir aux îles
nécessaires à l’Entreprise.
Christophe m’avait confirmé ne point vouloir s’affronter aux
vents debout. Donc il ne passerait pas par le Nord.
En conséquence, ni les prolongements de Thulé, ni même l’angle
de la Terre, je veux parler d’Albion, l’Angleterre, ne méritaient mon
attention.
Seule importait la route du Sud.
Je savais l’espérance de mon frère : que les îles se
succèdent du Portugal aux Indes ; qu’ainsi elles forment gué ; que,
dès lors, l’océan serait aussi aisé à franchir qu’un fleuve.
En sautant de pierre en pierre.
Il avait ouï dire de Madère. Et de sa petite sœur Porto
Santo. Il avait visité plus bas les îles Fortunées.
Et après, vers l’occident ?
J’avais pour tâche de lui trouver la suite du gué.
Je plongeai dans les récits, qui sont autant de légendes.
Une semaine me suffit pour constater l’impossibilité de ma
tâche. J’en avertis Christophe :
— Les îles sont un peuple plus nombreux et plus
insaisissable que celui des oiseaux.
Il me répondit que, pour le nombre, je ne lui apprenais rien
de plus que Ptolémée et Marco Polo, et que cette multitude était une bonne
nouvelle : plus il existe de refuges, moins les traversées sont
périlleuses. Quant au caractère insaisissable des îles, d’où m’était venue
cette idée farfelue ? Sans doute de ma paresse bien connue dès qu’un
travail un peu difficile m’était confié.
La suite de notre discussion éclaire la folie et la beauté
du caractère de mon frère, raison première pour laquelle il mena de si grands
projets inatteignables ni même concevables pour le reste des mortels.
Comme je lui expliquais patiemment que nul cartographe
soucieux de vérité ne pouvait établir un inventaire fiable et précis des îles,
car la plupart étaient imaginaires, il me considéra sans comprendre avant de
prononcer les mots suivants, que je tiens pour sa devise :
— Et alors ? D’où vient l’imaginaire, sinon de
pays que nous ne connaissons pas encore ?
Je repris mon labeur sans plus me préoccuper de la réalité
de ce que j’avançais. Il me semblait mettre mes pas dans ceux de notre père. Le
samedi soir, pour nous endormir, il avait coutume de nous conter d’invraisemblables
histoires qui peuplaient nos rêves et rendaient bien terne et morne la messe du
lendemain.
J’imitai sa méthode.
Nous partagions, mon frère et moi, la même chambre que nous
louait Andrea. J’attendais que nous fussions allongés, chandelles soufflées.
— Christophe, sais-tu que Rodéric fut le dernier Roi
wisigoth d’Espagne ? Il eut beau résister longtemps, il fut vaincu en 711
par le chef arabe Tarik ibn Ziyad. Désormais, l’entièreté de la péninsule, y
compris le Portugal, était occupée par les Musulmans. Ne pouvant supporter de
vivre sous cette domination, de nombreux chrétiens cherchèrent à s’enfuir. C’est
ainsi que l’évêque de Porto prit la mer, accompagné de six autres prélats et d’une
foule de fidèles. Longtemps, ils suivirent ta route future, Christophe :
plein ouest. On dit qu’ils s’aventurèrent bien au-delà des Açores. La terre qui
finit par surgir à l’horizon, certains l’ont appelée Ante ilia, l’île du
devant, devenue bientôt Antilla. D’autres l’ont baptisée l’île des
Sept Cités, car chaque évêque y avait créé sa ville.
Christophe ne se lassait pas de cette légende et m’en
demandait, jamais
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