L'Entreprise des Indes
qu’il baissa la voix et présenta sa requête :
— Bartolomé, j’ai besoin de toi.
— Demande.
De Christophe émanait une telle force que servir les
desseins de cette force, quels qu’ils fussent, vous apparaissait toujours comme
la seule justification de votre existence. Vous n’étiez, homme, femme, plante
ou animal, venu sur Terre que pour contribuer aux rêves de ce grand marin roux.
— Bartolomé, il s’agit d’un livre.
Nos pas avaient suivi nos habitudes d’avant le mariage et
voici que nous nous retrouvions, comme si Filipa n’avait jamais existé,
attablés devant un verre de vin vert, à notre auberge favorite du Perroquet
Taciturne.
— Ma belle-famille m’a mis sur sa trace. Il paraît que
ce livre dit tout.
— Tout sur quoi ?
— Tout sur les formes et la taille de la Terre. Tout
sur la dimension des océans, donc sur l’écartement des continents. Tout sur la
possibilité de vivre à l’équateur et de l’autre côté du globe…
Il était sans cesse interrompu par des camarades,
cartographes ou marins, sidérés de voir hors de chez lui, de si bonne heure, le
très récent époux : Que fais-tu là ? Déjà fini ? Tu vas vite en
besogne ! Plus rapide qu’un lapin !… Filipa étant noble, la noce
avait été célébrée en grande pompe et personne à Lisbonne n’avait pu l’ignorer.
Christophe chassait ces importuns sans ménagement, d’un
revers de la main, comme autant d’insectes indignes de la moindre explication.
Il se pencha, sa bouche frôla mon oreille.
— Ymago mundi, l’ Image du monde :
tel est le titre. L’auteur est un certain Pierre d’Ailly, longtemps évêque de
Cambrai, qui est une ville du nord de la France. Il me faut ce livre.
Et il s’en fut retrouver son mariage sans même se retourner.
Il connaissait trop l’emprise qu’il avait sur moi. Il me savait déjà tout
occupé par ma mission, et heureux, rassuré de me dévouer pour lui. Si, me
disais-je, il me confie cette recherche, tellement confidentielle et décisive
pour son Entreprise, c’est premièrement qu’il a confiance en moi plus qu’en
toute autre personne, deuxièmement et principalement que, malgré l’arrivée de
Filipa, son frère Bartolomé (moi) garde en lui une place de choix.
Roulant dans ma tête ces pensées de jaloux réconforté, je
prétextai auprès de maître Andrea un vœu de pèlerinage, pour prendre, dès le
lendemain, la route vers le nord. Non sans effroi. J’avais toujours vécu près
de l’eau. Et de Gênes a Lisbonne j’avais soit longé la Méditerranée, soit
franchi l’Espagne avec pour but une bordure de l’océan.
Cette fois, m’écartant un peu plus à chaque pas d’un rivage,
il me semblait m’arracher à la vie.
Je m’attendais à ne rencontrer que de la tristesse et de la
contrainte.
Comment se sentir libre, me disais-je, quand on vit loin de
la mer ? Comment ne pas étouffer quand des terres, et seulement des
terres, vous encerclent ? Pas étonnant que ces prisonniers-là, ces
malheureux qui vivent au milieu des forêts et des champs, n’aient de cesse de
fabriquer des livres. Quand on ne dispose pas de bateau – ou, plutôt, d’eau
pour les y faire naviguer –, la seule façon de fuir, c’est lire.
J’avais décidé de commencer ma recherche par Strasbourg, la
source de cette récente industrie qu’on appelait imprimerie.
Pour ma part, je n’avais vu presque aucun des livres qu’elle
fabriquait, et n’avais pas été convaincu de leur qualité. En revanche, je
savais que cette technique avait déjà grandement facilité la vie des prêtres.
Peut-être, frère Jérôme, as-tu oublié le principe de ces confessionalia, billets de confession, ou indulgences ? J’ai remarqué
une heureuse complexion de ton caractère : tu écartes les contrariétés sans
aucun effort de ton esprit. Je dois donc te rafraîchir la mémoire. Le Christ et
les Saints, n’ayant jamais commis la moindre faute, ont accumulé un trésor de
mérites. Pourquoi n’en pas faire bénéficier les Chrétiens de bonne volonté et
pourtant pauvres pécheurs, comme tous les humains ? L’Eglise, louée
soit-elle, avait donc eu l’idée de vendre des billets à ces fidèles ; en échange,
leurs péchés étaient pardonnés.
Elle aurait pu tirer plus grands bénéfices de cette
transaction si les indulgences n’avaient pas été tellement longues à écrire :
les prêtres devaient recopier chaque fois le formulaire
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