L'Entreprise des Indes
déjà le sang me
revient.
— Ta mère ne t’a-t-elle pas mise en garde ?
— Ma mère me répète que ce rêve, et la gloire future qu’il
va engendrer, arrachera notre famille au ridicule qui nous ronge depuis l’affaire
des lapins.
Nous marchions le long de notre Tage toujours si tranquille.
Je pensais à certaines géographies autrement plus violentes. Je pensais à cette
fameuse Porto Santo, que je ne connaissais pas encore et où Filipa avait passé
son enfance. Comment résistent les îles à l’assaut permanent de la mer ?
Quand on vit sur l’une de ces îles, même affligée de lapins, on se nourrit de
cette vaillance. Sans nul doute, c’est là que Filipa s’était forgé son âme d’indomptable,
et son corps, qu’il le voulût ou non, ne pourrait que lui obéir. Du coin de l’œil,
je la regardais trottiner à mes côtés, glisser sur les cailloux, se rattraper à
une branche d’olivier, repartir sans protester contre l’allure, vive, que j’imposais
à notre promenade. De la sueur lui venait aux tempes. Alors un vent se leva en
moi, un vent que je connais plus intimement que tous les autres, le vent aigu
de la jalousie. Entends-moi, Las Casas : jamais, à aucun moment, ne m’était
venue l’envie de cette femme bien trop menue pour moi. J’aime la vraie chair,
impie et drue, les corps qui enveloppent, qui emportent, où l’on peut se
perdre. Ce que je jalousais, c’était le si bel amour qu’avait allumé mon frère.
Quel feu avait-il donc en lui pour incendier toutes celles et tous ceux qu’il
rencontrait ?
Quelque temps encore, je poursuivis mon inquisition. Mais j’avais
déjà mon opinion.
— Et où comptez-vous vivre ?
— Où il jugera bon.
— Que penses-tu de son Entreprise ?
— Je n’aurais jamais accepté pour mari un homme sans
entreprise.
Elle faisait effort pour parler, tant le souffle lui manquait.
J’eus pitié d’elle, proposai une pause, de nous asseoir sur une butte. Tandis
qu’elle reprenait haleine, je lui dis tout le bien que je pensais d’elle.
Elle se tourna vers moi.
— Je n’avais pas besoin de votre opinion. Mais je l’accepte
avec plaisir.
Je me dis que l’équipage Colomb venait de s’accroître d’un
marin décisif.
Celui qui aime son frère et, apprenant son futur mariage,
chante, danse, déclare à tout vent se réjouir de cette bonne nouvelle, le plus
doux des événements survenus depuis le début des âges, celui-là est un menteur.
À l’évidence, une part de son âme sourit : comment ne
pas bien accueillir l’annonce du bonheur de celui qu’on aime ?
Mais grimace ou pleure une autre part : une personne
jusqu’alors inconnue lui enlève son frère aimé dont il n’aura plus, bientôt, au
mieux, que des morceaux.
Sortant de l’église où Christophe venait de prendre femme,
je chancelai et, sur le parvis, en haut des marches, tandis que les cloches, à
grands carillons, faisaient leur possible pour égayer le ciel, je m’arrêtai
net. Il me semblait qu’un pas de plus et je plongerais dans un gouffre, le
gouffre d’une vie sans lui.
J’entends vos ricaneries. Quelle délicate nature que celle
de ce Bartolomé ! Quelle sensiblerie féminine ! Son Christophe, qu’il
dit tant et tant chérir, n’avait-il pas déjà habitué son frère à partir depuis
l’enfance, toujours et encore partir ?
Si l’on y réfléchit, un mariage est une navigation comme une
autre. C’est cette idée même qui m’a redonné courage.
Le lendemain, alors que je le croyais occupé à de tout
autres et très intimes travaux, qui vis-je arriver, bras ouverts et sourire aux
lèvres ? Mon frère, le frais marié.
Sachant que sa présence était le plus rare et le plus
improbable des cadeaux, il en jouait avec un art consommé : il surgissait
aux moments où on l’attendait le moins, certain que cette apparition resterait
à jamais dans les âmes. Certain aussi que, ce faisant, il s’attachait ces
âmes-là pour la vie et… pourrait tout leur demander.
Christophe, ce jour-là, ne changea pas sa méthode.
À peine m’avait-il embrassé et cajolé par divers mots
tendres sur sa joie de me voir, moi, Bartolomé, présent à sa noce, seul
représentant de sa famille génoise et pour cela incomparablement précieux
(etc.), à peine m’avait-il juré que ses épousailles ne changeraient rien à la
nature imprescriptible, inaliénable, indestructible (etc.) de notre lien de
frères,
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