L'Entreprise des Indes
nouvelle, immédiatement baptisée
Porto Santo.
La semaine suivante, guidé par les deux marins dont il avait
dérobé la découverte, il partit sans vergogne prendre possession de son
royaume.
Hélas, Bartolomé Perestrello, effrayé par la terrible
perspective de ne se nourrir que de végétaux, en d’autres termes de mourir de
faim, avait tenu à emporter de la viande sous la forme d’un lapin, plus
exactement d’une lapine pleine. Erreur néfaste. À peine ses pattes eurent-elles
touché le sol qu’elle mit bas. La portée grandit vite. À Pâques suivantes,
frères et sœurs copulaient. À la Pentecôte, nouvelles naissances… Et ainsi de
suite.
En septembre, la descendance de la première lapine se
comptait par dizaines et avait dévoré tout ce qui comptait comme plantes.
Furieux, Bartolomé ordonna d’allumer un grand incendie où tous les rongeurs
périrent, mais aussi les baraquements si péniblement édifiés. Il ne restait
plus au capitaine héréditaire, héréditaire de rien sauf de la cendre, qu’à
revenir penaud à Lisbonne où les rires l’accueillirent, des rires encore plus
sonores que l’hilarité chronique des mouettes. Jamais le Portugal, nation
sévère, n’avait tant ri… De tant de gaieté on dit que le pauvre homme est mort,
voilà quelque vingt années.
Ce récit et ses moqueries n’intéressaient plus mon frère.
Depuis un long moment sans doute, il avait embarqué sur son navire préféré, le
rêve. Et lentement, à la manière des gens qui, une dernière fois, visitent une
maison avant de l’acheter, il hochait la tête, il acquiesçait à cette famille
Perestrello. Elle convenait à ses desseins.
Quand Andrea lui proposa de continuer l’enquête (les zones d’ombre
étaient innombrables chez ces fous de Perestrello), Christophe faillit se
fâcher : il se sentait déjà lié à ces gens. « C’est assez »,
dit-il. Et il tapota l’épaule du cartographe. Une fois de plus, l’aplomb
fraternel me stupéfia, car c’est ainsi que remercient les chefs. Or il n’avait
que vingt-cinq ans et l’enquêteur était notre maître. Le soir même, (Christophe
s’en alla demander la main de cette demoiselle Filipa. Et le lendemain
commençaient les préparatifs du mariage.
Ainsi, de manière quasi divine, œuvrait la volonté de mon
frère. Il décidait. Et ce qu’il avait décidé, événements ou personnages,
devenait réalité. Il avait décidé que l’heure était venue de prendre femme. Et
une femme, docilement, s’était présentée. Une femme qui, par miracle, l’aimait
déjà et qu’il aimerait, par non moins grand miracle. Sa volonté avait aussi le
pouvoir de créer les sentiments.
*
* *
J’étais le gardien de mon frère. Il me revenait de vérifier
si ce mariage, comme tant d’autres mariages, n’allait pas devenir l’ennemi
victorieux de son rêve.
Je pris prétexte d’une visite que Filipa devait rendre à des
cousins pour les inviter personnellement à la noce. Ils habitaient sur la route
de Santarém. Elle accepta ma proposition de l’accompagner. Elle n’était pas
dupe. Elle savait qu’elle n’échapperait pas à mon interrogatoire.
En chemin, je la questionnai sans détour : quelle sorte
d’amour éprouvait-elle pour son futur mari ? Elle me répondit qu’elle n’était
pas de ces savants qui distinguent entre les espèces, mais qu’une vague
brûlante l’avait envahie peu après leur rencontre et maintenant l’emplissait du
sommet de ses cheveux à la pointe de ses pieds, et que cette vague était l’extrême
de l’amour d’après ce que sa mère lui avait, mi-figue mi-raisin, appris : « Sois
heureuse, ma fille, ton pauvre père ne m’a pas comblée, loin s’en faut, de si
complète et chaude manière, qu’il repose en paix ! »
Je rougis et continuai mon interrogatoire.
— Te crois-tu capable d’accepter tout de lui ?
— À l’église tu entendras mon oui. Je le crierai au
visage du prêtre !
— Es-tu prête à soutenir le rêve qu’il porte en lui ?
— De toute ma force.
— Même s’il te dévore, comme il m’a dévoré et le dévore
lui-même ? Et d’ailleurs, quelle est cette force dont tu te dis dotée, toi
qui as le teint si pâle et parais de constitution si fragile ?
— Cette pâleur, cette faiblesse ne sont qu’un souvenir
du temps où j’étais froide. J’attendais qu’une flamme me donne la vie. Vous
entendez comme je vous parle ? C’est la preuve que
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