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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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est
notre fanal !…
    Mais, au bout d’une heure, une heure seulement, il se laissa
joyeusement interrompre par sa femme et son fils venu lui montrer un oisillon
tombé du nid.
     
    *
    *  *
     
    Une fois dans ma vie j’aurai rencontré une belle et riche et
douce entente entre un homme et une femme.
    Et comme jamais dans ma vie j’aurai, à Porto Santo, jalousé.
Jalousé comme un frère jalouse, c’est-à-dire du plus profond de son âme, de là
où sourdent les forces les plus méchantes de la personne.
    J’ai vu s’apaiser mon frère chaque fois que Filipa s’approchait.
J’ai vu se détendre les traits du visage de mon frère ; chaque fois j’ai
vu ce miracle : son âge reculer, une enfance lui revenir, la confiance de
l’enfance, et ses ravissements.
    J’ai entendu la voix de mon frère chaque fois qu’il s’adressait
à Filipa, et chaque fois je me suis demandé : mais qui parle ?
Sûrement pas Christophe qui ne sait que plaider, attaquer, perdre patience. À
qui peuvent bien appartenir ce ton presque timide, ce débit qui prend son
temps, ces mots choisis pour ne pas blesser ?
    J’ai constaté, éberlué, l’attention, la considération qu’il
portait au plus insignifiant des propos de sa femme, et les conséquences
immédiates qu’il en tirait alors que le jugement de tous les autres humains ne
lui pénétraient dans le crâne que s’ils confortaient ses convictions
antérieures.
    Je l’ai vu s’inquiéter d’elle, lui, le prince de l’indifférence
à tout ce qui n’était pas son projet ; je l’ai vu lui apporter un drap de
laine parce que le jour tombait et qu’il commençait à faire frais.
    Et elle, je l’ai vue s’inquiéter sans cesse de lui, par
exemple quand il avait passé trop de temps sur ses livres de comptes.
    — À quoi te sert de tant te maltraiter le corps ? À
quoi t’avancera de te rendre aveugle ? Crois-tu pouvoir rester capitaine
si tu viens à perdre le regard ?
    Et comme il acquiesçait mais continuait ses calculs, je l’ai
vue traverser l’île entière pour aller chercher les camomilles, les seules
plantes qui savent apaiser les yeux.
    Je l’ai entendu, lui, la rassurer, les jours de tempête, il
la prenait par l’épaule, il lui jurait que le calme reviendrait vite, qu’en
attendant l’île était bien accrochée, que jamais, jamais, par saint Augustin,
saint Pierre, saint Paul et tous les autres saints, jamais elle ne partirait à
la dérive. Et jusqu’au matin, il lui racontait des histoires de terre ferme.
    Je l’ai entendue, elle, le rassurer, les jours de bonace,
lorsque l’île semblait posée sur un infini miroir et que plus rien ne bougeait
dans la Création ni les nuages, ni les herbes, ni les oiseaux. Elle admettait
que sans vent, d’accord, on ne peut pas naviguer, mais aussitôt après elle lui
jurait par sainte Marthe et sainte Madeleine, et toutes les saintes, qu’on n’avait
jamais, jamais, depuis la Genèse et même avant, jamais observé de disparition
définitive du vent. Il était dans sa nature de vent d’un jour revenir.
    Je les ai vus marcher par forte pluie sans savoir lequel s’accrochait
à l’autre, lui plus solide mais elle plus agile, plus habile à choisir ses pas
sur le sentier glissant.
     
    Sans bien savoir si je l’espérais ou le redoutais, je me
disais que cet amour, cette belle et riche et douce entente allait finir par
tuer l’Entreprise.
    Quel besoin de chercher une voie nouvelle pour l’Inde quand,
de l’aube au soir et toute la nuit, on a de l’amour en soi, c’est-à-dire tous
les pays réunis ?
    Mais Filipa n’était pas une meurtrière de rêves. Elle n’avait
pas non plus, à la différence de sa mère, une revanche familiale à prendre. Son
soutien à l’Entreprise avait une source plus paisible et plus forte, car fondée
sur la seule logique.
    Fasciné par l’énergie qu’elle déployait, malgré sa santé
fragile, pour venir en aide à mon frère, je lui demandai la raison d’un tel
engagement.
    Elle sourit.
    — Ai-je vraiment besoin de répondre ? C’est si
simple ! Je te croyais plus intelligent… J’aime ton frère. Ton frère est cette Entreprise. Donc j’aime cette Entreprise. Mais laisse-lui du
temps. Tu vois bien qu’en ce moment il freine son ambition. Il attend seulement
que son fils atteigne une taille suffisante pour l’accompagner.
     
    Diego, à peine né, avait été embauché dans l’Entreprise.
Chaque jour, quel que fût le temps, et même

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