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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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parfois la nuit, Christophe l’emmenait
se promener et lui donnait cours : sur les mouvements de la mer, sur le
langage des nuages, sur l’influence des étoiles, sur la manière de chasser les
crabes et d’orienter les voiles.
    Diego, qui n’avait pas un an, semblait pourtant goûter fort
ces leçons et gazouillait interminablement.
    Tel n’était pas le genre de réponses qu’attendait l’éducateur.
Lequel s’énervait. Le ton montait. Le mauvais élève était rendu à sa mère :
    — Cet enfant est trop bête !
    — Cet enfant est encore un enfant, répondait doucement
Filipa.
    — Les enfants sont trop lents.
    — Les enfants font leur chemin.
    — Il faut accélérer les chemins !
     
    L’autre énervement de Christophe avait pour origine la
taille de notre famille.
    — Bartolomé, nous sommes trop peu nombreux !
    — Pourquoi veux-tu nous multiplier ?
    — Seules les grandes familles ont prise sur le monde.
Regarde les Grimaldi, les Spinola : qu’attends-tu pour te marier et
engendrer ?
    — Je n’ai pas trouvé la femme qui convienne.
    — Dis plutôt que tu trouves trop souvent.
    — Mais toi, ta Filipa, elle n’attend pas de nouveau ?
    — Hélas. Il faut que son ventre reprenne des forces.
    Je n’avais plus de place dans cette paix familiale ni de
rôle dans l’île.
    Je laissail’ Ymago et repartis par le premier
bateau, sans laisser de regret.

 
     
     
     
     
    À mon retour, un drame m’attendait. Ou plutôt une
disparition.
    Je l’ai dit : il soufflait sur Lisbonne, à l’époque, le
grand vent de la liberté. Rien de plus vrai. Mais cette liberté avait un Maître :
le Secret.
     
    *
    *  *
     
    Écoute bien, Las Casas, toi que la curiosité comme moi
torture.
    La Connaissance n’a de cesse que le monde entier bénéficie
de ses lumières. La Connaissance est la générosité même, tandis que le Secret
est avaricieux et jaloux. Il garde pour lui, il engrange, il thésaurise.
    Ces deux-là ne peuvent s’entendre. Ils sont condamnés à se
déchirer. Et pourtant, c’est à l’alliance des deux, la Connaissance et le
Secret, que les rois successifs du Portugal avaient, dans leur sagesse, confié
les clefs du royaume.
    S’ensuivirent de permanentes et violentes disputes, et le
succès des Découvertes.
    Pour obéir à la Connaissance, Lisbonne accueillait à bras
ouverts tous les peuples ou corps de métier dont l’objet – ou la nécessité –
est d’apprendre : Juifs, commerçants, cartographes, mathématiciens,
libraires, marins, constructeurs de navires, cosmographes, guetteurs,
traducteurs…
    Pour satisfaire le Secret, interdiction formelle était faite
à ces sachants de transmettre quoi que ce soit à qui que ce soit d’autre qu’aux
notaires de la Couronne.
    Sigila, le secret, est aussi le sceau, le signe de la
propriété et le verrou qui le garantit.
    Aucune force, aucune maladie n’ont dévoré plus de vies
humaines que l’appétit de Connaissance. Le Secret, du moins dans le royaume
exigu du Portugal, s’est contenté d’oreilles.
    Pour quelle raison coupait-on les oreilles des indiscrets
plutôt que leur arracher les yeux ? J’ai réfléchi et trouvé deux réponses.
    Soit les rois pensaient qu’on apprend plus en écoutant qu’en
voyant. Homère, l’auteur du premier récit de voyage, n’était-il pas aveugle, de
même qu’Anchise, le père d’Enée, qu’il va guider de Troie jusqu’à Rome malgré
son infirmité ?
    Soit ils considéraient que l’œil est don de Dieu, donc
inaliénable, tandis que l’oreille est outil et relais du Diable.
    La chute des oreilles s’est intensifiée à Lisbonne vers
1480. Elles ont soudain commencé à tomber des crânes comme feuilles d’arbres en
automne. Jusqu’alors, les Portugais les tenaient bien attachées et ceux qui les
avaient perdues, dans des accidents ou des combats, cachaient ce vide
disgracieux sous le plus de cheveux possible.
    Un seul Lisboète exhibait sa blessure avec fierté : un
hidalgo dont chacun savait qu’il avait été mordu trop fort par sa maîtresse. Il
offrait à tous les regards cet orifice rosâtre comme une décoration obtenue sur
le champ de la bataille amoureuse. Si certaines femmes détournaient la tête,
dégoûtées, d’autres, après mille minauderies, y approchaient la main et se
laissaient finalement embrasser.
     
    Ce climat d’amusement cessa lorsque fut convoquée place du
Commerce la corporation des cartographes tout entière. Deux

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