L'Entreprise des Indes
châtiment, que la
prétendue branche était la dague du bourreau et que la raison de sa
condamnation était la vente à un Pisan d’un recueil des mouillages dans l’archipel
des Canaries.
Ses confrères vinrent l’un après l’autre lui apporter des
douceurs et leur sympathie, tout en le traitant d’idiot dans leur for
intérieur. Eux ne se feraient jamais prendre, même s’il leur arrivait,
nécessité du commerce oblige, d’agir tout comme lui et d’offrir leurs
productions à une clientèle interdite.
C’était sous-estimer les espions du Roi.
Dans la seule année 1483, quinze oreilles furent brutalement
séparées de crânes de cartographes. La capacité de mes confrères d’inventer des
raisons à leur soudaine infirmité m’en apprit beaucoup sur la dualité humaine.
Ces hommes, capables de sacrifier des fortunes pour améliorer d’un rien la
vérité d’un tracé de côte, pouvaient soudain mentir sans vergogne. Personne ne
voulait reconnaître son tort. J’entendis même un des maîtres de notre
profession – permettez-moi de taire son nom – prétendre qu’une
brutale rechute de lèpre lui avait détaché les deux oreilles en même temps.
Le Secret, le Sigila, n’était pas rassasié par ces
châtiments, pourtant de plus en plus visibles dans la ville. Il demanda au Roi
Alphonse V et finit par obtenir de son
successeur Jean II qu’on durcisse les
châtiments.
Le Secret se crut tranquille. Dorénavant, le moindre
manquement à la confidentialité des cartes serait puni de pendaison.
Tu as bien écouté, Las Casas ? Bien fait ton miel de
mon récit ? Et surtout ne pense pas que la distance te protège. Le fait qu’un
océan nous sépare de Lisbonne et de ses pratiques cruelles ne te protège en
rien. N’oublie pas que le Vice-Roi habite là, juste au-dessus de nos têtes, et
qu’il est mon neveu. Si tu ébruites mes confidences, je prendrai mes
dispositions et tu sentiras vite un très désagréable vide de part et d’autre de
ton crâne.
*
* *
Le Secret était la première des administrations portugaises.
Non contents de traquer les trafiquants d’informations interdites, les
fonctionnaires du Secret enquêtaient et fouillaient la ville en permanence. Ils
pénétraient dans nos ateliers sans prévenir et perquisitionnaient :
— Est-ce bien là tout ?
C’était leur phrase. Ou, quand la colère les prenait de n’avoir
rien trouvé :
— Qu’oses-tu cacher au Roi ?
Il faut que je m’explique mieux.
Au fond du palais royal était le cœur du Secret : mieux
gardé qu’aucun autre trésor au monde, tout le savoir accumulé sur les
Découvertes depuis le premier voyage financé par Henri le Navigateur.
En d’autres termes, une carte, la Carte Parfaite. Cette
Carte Parfaite, on l’avait appelée Padrão Real , l’Image Réelle.
Cette Carte Parfaite, nul n’avait le droit de la voir. Les
huissiers du Secret veillaient scrupuleusement à sa protection. Et cette Carte
Parfaite se nourrissait de toutes les autres cartes fabriquées chaque jour à
Lisbonne. Comment serait-elle demeurée parfaite si elle n’avait pas intégré les
progrès de la Connaissance au fur et mesure des Découvertes ?
La Carte Parfaite était un ogre. Elle réclamait chaque jour
sa pitance.
Les notaires présents sur chaque navire lui en apportaient
une part. Je vous l’ai raconté : ils débarquaient les premiers des
caravelles et apportaient leurs registres au Roi.
Mais la Carte Parfaite n’était jamais rassasiée. Qui a déjà
rencontré un ogre repu ?
La Carte Parfaite ne supportait pas l’idée que certains
cartographes conservent par-devers eux certains savoirs. Même s’ils ne le
transmettaient à personne, ils se rendaient ainsi coupables de recel et
méritaient punition.
Ce système de la Carte Parfaite, je viens d’apprendre de
toi, Las Casas, que les Espagnols l’ont copié. Et raffiné.
Il paraît donc que là-bas aussi, toutes les cartes royales
sont conservées dans un coffre qui ne s’ouvre qu’avec deux clefs tournées
simultanément. L’une est conservée par le Pilote-Major ; l’autre par le
Cosmographe-Major. Et toutes les cartes procèdent d’une carte-mère, El Padrón
Real , cachée à Séville dans une cave de la Casa de Contractación de Indias.
Cette nouvelle m’a réjoui et redonné de la force pour
continuer mon récit.
Allons, le royaume du Portugal a fait école. Et ne s’étaient
pas trompés ceux qui avaient
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