L'Entreprise des Indes
marchands français
attendaient, enchaînés. Une foule les entourait, tantôt les injuriant, tantôt
se moquant de leur effroi et surtout de leurs têtes rasées. À l’un d’eux il
manquait déjà une oreille. Précédé de deux tambours et d’une escorte de
soldats, un juge arriva, reconnaissable à sa robe qu’il relevait, comme font
les femmes, pour éviter de trop balayer les immondices jonchant le pavé.
Le juge grimpa sur l’estrade. On poussa devant lui le
premier marchand qui tremblait de tous ses membres. Le silence se fit pour
entendre et savourer la lecture de l’arrêt. Le sieur Bouanic, arrêté le
3 juin 1480 devant l’église Sainte-Geneviève en possession d’une
carte marine des abords du cap Bojador dont il ne pouvait ignorer qu’elle était
propriété exclusive et réservée de Sa Majesté le Roi Alphonse V , était reconnu coupable de vol et lèse-majesté
et, par suite, était condamné…
Le juge sortit le nez de son parchemin pour toiser le coupable
et ranimer l’intérêt du public.
… à se voir trancher l’oreille droite.
Les applaudissements éclatèrent tandis qu’on traînait devant
le juge l’autre marchand.
Pour le même motif, aggravé par la présomption de récidive
tirée de l’absence d’oreille gauche, le sieur Legonidec perdrait son autre et
dernière oreille, non sans être averti qu’au prochain manquement à la loi du
monopole des cartes en vigueur dans le royaume, il périrait par la corde sur
cette même place.
La déclaration fut saluée par de nouveaux applaudissements
qui se changèrent en gloussements et frissons lorsqu’un géant masqué, surgi d’on
ne sait où, monta sur l’estrade, tira de sa poche un long couteau et s’approcha
des condamnés.
Par une curieuse disposition de la nature humaine, le plus
terrorisé des deux fut celui qui allait garder une oreille. Il gémit, supplia,
pissa même sous lui. Peine perdue. Bientôt le sang gicla du côté droit de sa
tête et le bourreau brandit l’oreille.
La foule, à grands cris et bras levés, réclamait qu’on la leur
jetât. Devenue folle, elle bousculait le barrage des soldats. Elle n’arrêta son
mouvement que pour ne rien manquer du second supplice. Ce Breton-là demanda à
parler. Malgré le refus qui lui fut opposé, il parvint à déclarer que les
rivages n’appartenaient à personne d’autre qu’à ceux qui avaient osé affronter
les mers. Puis il se campa sur ses deux pieds, se raidit, toisa l’assistance et
perdit sans frémir son ultime oreille.
Quel fut le destin de ces deux oreilles et des dizaines d’autres
dont furent privés de même manière tous ceux qui ne respectaient pas le Secret ?
Brûlées, enterrées ou livrées aux chiens, ou embaumées et
conservées aux archives ? Connaissant le Portugal et son goût des traces,
je pencherais pour la dernière hypothèse, mais ne puis en jurer.
Je me suis souvent demandé pourquoi tant de musique
emplissait l’air de Lisbonne, à toute heure du jour et de la nuit. Peut-être
Dieu, dans Son infinie bienveillance, voulait-Il offrir un peu de réconfort à
toutes ces oreilles abandonnées ?
Le lendemain et les jours suivants, un gentilhomme du palais
s’en vint visiter chacun des ateliers de cartographie que comptait la ville.
Comme ils étaient à l’époque au nombre de 152, cette visite lui prit deux bons
mois. Il se présentait comme jurisconsulte et porte-parole de Sa Majesté pour
les questions touchant au sujet des voyages. Une escorte l’accompagnait et,
pour donner plus de solennité à sa déclaration, un tambour le précédait.
« Habité pour ses sujets d’un amour paternel, c’est-à-dire
miséricordieux, le Roi très fidèle a bien voulu fermer les yeux sur l’origine
des cartes utilisées par les deux commerçants criminels Legonidec et Bouanic.
Il a ainsi épuisé sa patience. Il avertit la corporation des cartographes que
toute transmission par eux à des navigateurs non agréés par la Couronne de
documents utiles aux voyages d’Afrique sera désormais punie du même supplice de
privation d’oreille. »
Cet avertissement royal ne donna qu’une année de sagesse à
notre corporation. Puis notre voisin du bout du quai, Pedrinho, sortit un matin
de chez lui enturbanné. On fit semblant de croire à sa fable selon laquelle une
branche de pin lui avait, en tombant, arraché la peau de la moitié du crâne.
Mais tout le monde savait, pour avoir discrètement assisté au
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