L'Entreprise des Indes
Roi, entouré de deux personnages, l’un richement, l’autre sévèrement
vêtu. D’un autre et même mouvement, nous nous dressâmes tandis qu’Andrea, rouge
de confusion, s’approchait de l’apparition en balbutiant des « Sire »,
« Sire » et « quel honneur ! »
Il prit la main du Roi et plia le genou droit.
— Votre travail, prononça la voix auguste, a grandement
servi à la Découverte. Nous en sommes satisfaits.
— Oh, Sire ! Oh, Sire !
À notre stupéfaction, le lion Andrea s’était mué en agneau.
Le Roi leva la main droite comme s’il le bénissait.
— On m’a parlé d’un chef-d’œuvre.
— Lequel, Majesté ?
À notre soulagement, notre maître avait recouvré sa fierté :
n’acceptant que ne sortissent de son atelier que des cartes parfaites, il se
jugeait l’égal des grands maîtres de la peinture, donc créateur uniquement de
chefs-d’œuvre.
Le Roi ne releva pas cet orgueil et précisa :
— On m’a parlé d’un portrait de l’Afrique très
remarquable.
— Les cartes remises à Votre Majesté tiennent compte de
tous les progrès de notre connaissance.
— On m’a parlé d’un mur…
— On vous a imparfaitement renseigné : il ne s’agit
que d’une esquisse pour fixer les idées de mes jeunes employés…
— Justement. Pour comprendre quelle est la réalité du
monde, mon esprit a besoin de voir une Afrique de bonne taille. Allons, je n’ai
que peu de temps.
Andrea se confondit en excuses pour le désordre, la saleté,
la puanteur : que ne m’a-t-on prévenu, j’aurais rendu les lieux plus
dignes…
Le Roi n’écoutait pas. Suivi par ses deux compagnons, il
avançait d’un bon pas vers le fond de l’atelier. Andrea se précipita pour le
guider entre les bacs à encres, les tables, les chevalets de notre capharnaüm.
— Bartolomé !
— Oui, monsieur.
J’eus à courir chez le voisin pour lui emprunter ses
chandelles. Déjà la rumeur enflait : « Le Roi se trouve chez le
Génois » ; déjà la jalousie grondait : « Pourquoi chez lui et
pas chez nous ? » Une foule s’agglutinait. Je la traversai sans
répondre aux questions, l’air infiniment dédaigneux de celui qui se sait
supérieur.
Le Roi s’approcha de la carte géante, ouvrit des yeux vastes
et ronds et murmura :
— Mon Dieu ! Quel long continent ! Où s’arrêtera-t-il ?
— Chaque navire nous apprend qu’il se poursuit plus au
sud.
— Se pourrait-il qu’il ne s’arrête jamais ?
Et il avança la main, lentement, comme quelqu’un qui a peur.
Peur de se brûler ou peur d’effacer une réalité fragile.
De l’index, il suivait la côte et questionnait. Andrea lui-même
tenait le chandelier pour éclairer le parcours.
— Suis-je toujours au royaume du Maroc ?
— Oui, Sire.
Le doigt royal descendait.
— Est-ce là, le port de Salé ?
— Oui, Sire. Redoutable pour ses pirates.
— Donc le désert n’est pas loin. Nous devons approcher
du fameux cap Bojador qui nous arrêta si longtemps !
— Le voici : rien qu’une petite excroissance du
rivage.
— Pourquoi nous a-t-il fait tant peur ? Mon
ancêtre m’a raconté : aucun marin n’osait le franchir. Tous croyaient qu’un
gouffre, au-delà, les attendait pour les engloutir.
— Tout inconnu est un gouffre.
— Saluons nos marins qui ont surmonté la peur.
— Sans le soutien de Vos Majestés, jamais aucun bateau
n’aurait quitté Lisbonne pour de si lointains horizons.
À ce moment, un chambellan surgit, ou quelque autre
personnage de cette importance, tout doré dans son vêtement et le visage
poudré. Pour parvenir jusqu’à nous, il avait dû franchir notre désordre et, sa
hâte l’empêchant de prendre soin au trajet de ses jambes, il avait renversé un
broc d’encre rouge et s’en était maculé les chausses.
— Sire, l’ambassadeur d’Espagne perd patience !
— Et alors ? Qu’il attende ! Mon Dieu, je ne savais
pas les îles Fortunées si nombreuses ! Quelle précision dans le trait !
Quels jolis poissons dessinés aux abords ! Maître Andrea, on m’avait bien
rapporté : votre atelier est celui d’artistes !
Le chambellan évoqua de nouveau l’ambassadeur. En
grommelant, le Roi finit par céder. Il nous salua avec une grâce parfaite et
nous quitta. Le gentilhomme au costume sévère s’attarda un instant pour nous
dire de mieux protéger notre chef-d’œuvre des regards indiscrets. À son ton
sans réplique,
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