L'envol des tourterelles
la regardait avec toute l’attention d’un parent penché sur son nouveau-né. Il l’avait observée ainsi toute la nuit, ne pensant qu’à l’avenir et à la joie qu’ils auraient tous les deux de voir grandir un enfant qui, sûrement, hériterait de leur passion de la musique. Peut-être se résignerait-il, pour lui, à retourner en Pologne, ce qu’il avait toujours refusé de faire malgré une quantité d’offres qu’il avait reçues.
Une voix puis des pas se firent entendre dans le couloir. Les médecins avaient passé une partie de la nuit à venir dans l’unité, les yeux pochés de fatigue et le regard inquiet. Il n’en avait vu aucun avec le sourire aux lèvres. Les pas se rapprochaient et Nathaniel comprit, au son traînard et brisé de la cadence, qu’un médecin épuisé venait faire sa dernière ronde avant d’aller dormir. L’homme apparut enfin dans le cadre de la porte et Nathaniel sursauta. Cet homme ne portait pas de sarrau blanc mais une chemise de coton fripée, avec des cernes de transpiration aux aisselles, ainsi qu’un jean boudiné et des chaussures à semelles épaisses. Il avait le visage ombragé par une barbe d’au moins deux jours et les paupières encore plus tombantes que celles des médecins les plus épuisés. Il s’arrêta devant le petit salon attenant, porta son regard rougi sur Élisabeth, et Nathaniel vit son expression s’adoucir au point de ressembler à un chagrin incommensurable. L’homme s’approcha d’eux et mit un doigt sur ses lèvres avant de s’accroupir devant Élisabeth, qu’il dévisagea longuement d’un regard attendri.
– Comment va-t-elle?
– Compte tenu des circonstances, je dirais qu’elle va bien.
– Et mon frère?
Jerzy se dirigea vers le lit qu’on lui avait indiqué. Pendant les quarante-cinq heures consécutives où il avait roulé, n’arrêtant que pour manger une bouchée debout à un comptoir ou pour pisser près d’une roue de la camionnette le long de la route désertique, il avait été incapable de ressentir autre chose que de la peur, paniqué à la pensée que son frère meure par sa faute; angoissé à l’idée que sa sœur, toujours fragile, retombedans les griffes de la folie; affolé à la perspective que son fils le déteste ou le méprise pour le reste de ses jours. Mais sa peur la plus taraudante était que son frère, s’il se remettait de l’assaut de Casimir, continuât de l’écarter de sa vie.
Dès que son rétroviseur avait cessé de réfléchir les silos du Manitoba, il s’était retrouvé dans le désert ontarien, fonçant sur une route qui n’annonçait jamais rien sauf des distances toujours déprimantes. Montréal n’avait commencé à sembler accessible qu’à Toronto, promettant de lui apparaître en huit heures à peine. Mais ces heures avaient été les plus agonisantes puisqu’il avait tout remis en question comme si c’était lui qui était à l’article de la mort et voyait défiler tous les moments de sa vie.
Il ne sut comment il avait réussi, mais il s’était rapidement trouvé tout près de l’hôpital. Après avoir fait le tour du pâté de maisons trois fois, effrayé à l’idée qu’on lui dise qu’il arrivait trop tard, il s’était enfin décidé et il était tombé sur Nathaniel, qui tenait Élisabeth dans ses bras avec tellement de douceur et de tendresse qu’il avait compris que même si le pire arrivait, sa sœur serait à l’abri derrière un bouclier de sollicitude.
Le matin s’était pointé dans l’unité et Élisabeth avait eu la permission d’entrer malgré sa présence. Il la regarda s’approcher de Jan, l’observer attentivement et faire une moue de déception. Elle revint ensuite vers lui et l’embrassa de nouveau sur le haut du front, lui chuchotant qu’elle ne pouvait croire qu’il était là, rappelant faiblement que Jan s’était battu pour lui, recommençant à répéter que sa présence était la chose la plus extraordinaire qui leur arrivait à tousdurant ce moment effrayant. Elle parla ensuite à Jan, un peu plus fort, mais pas assez pour être entendue des autres patients.
– Jan, réveille-toi, Jan. Jerzy a abandonné ses champs et ses semis pour être avec nous.
– J’ai hâte que tu ouvres les yeux, parce que j’ai hâte de voir si nous nous ressemblons en vieillissant… et j’ai deux ou trois choses à te dire, Jan.
– Dis-les-lui, Jerzy.
Jerzy regarda sa sœur comme si elle lui avait demandé de se confesser
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