L'envol des tourterelles
l’impression d’avoir perdu le contrôle de sa vie. Michelle et lui étaient attendus chez Élisabeth, qui leur annoncerait certainement qu’elle était enceinte. Il était terriblement amer de ce qu’elle ne l’eût pas fait plus tôt, souffrant vivement de ne plus être la personne la plus importante de sa vie, supplanté par ce Nathaniel qui l’irritait tant il était charmant et gentil. Il était évident que Nathaniel était l’homme dont Élisabeth avait toujours eu besoin, mais Jan avait aimé être son soutien, son confident. S’il avait apprécié le fait d’être à ses côtés dans les rares moments de bonheur qu’elle avait connus, jamais il ne s’était senti aussi utile que lorsque le malheur s’était acharné sur elle. Pendant l’année qui avait suivi son dernier chagrin d’amour, il l’avait côtoyée quotidiennement, s’assurant qu’elle était bien et que rien ne lui troublait l’esprit au point de menacer son équilibre. Il lui fallait maintenant frapper à sa porte comme auparavant et attendre qu’elle réponde, geste qu’il avait désappris depuis la rupture avec Denis, se contentant de frapper et d’entrer en lui criant «Bonjour!», le plus souvent en français, mais parfois, pour lui faire plaisir, en polonais. Il reléguait bien au fond de ses pensées la peur qu’elle soit enceinte malgré son âge avancé et la crainte que se reproduisel’histoire de leur mère, qui n’avait pu voir grandir les siens. Élisabeth était belle à regarder, cachant la toute petite rondeur qui tentait de s’imposer sous les chemisiers qu’elle laissait tomber sur son pantalon. Elle s’était tue et chaque jour de ce silence avait édulcoré les liens qui les unissaient depuis que les fondations de la ville de Cracovie avaient tremblé de peur sous le pas des Allemands.
Nathaniel répondit, arborant ce sourire blanc, luminaire de son visage mat et légèrement ridé, dont Michelle raffolait. Il les accueillit en étreignant Jan après avoir baisé la main de Michelle, et les invita au salon, où Élisabeth avait placé des amuse-gueule et des dessous-de-verre. Jan sentit que la soirée serait terriblement difficile, sans pouvoir en identifier la cause. Ils discutèrent de la température et Michelle donna des nouvelles de Nicolas, dont Anna avait décrit toutes les frasques dans une lettre. Puis Nathaniel parla d’Élisabeth qui tardait à se montrer, leur criant cependant de la chambre qu’elle n’en avait que pour quelques minutes.
– J’imagine qu’elle vous a tout raconté.
Jan haussa les épaules, ne sachant que répondre. Oui, elle avait tout raconté s’il parlait du fait qu’il était américain d’origine polonaise, juif, musicien, chef d’orchestre invité, professeur et célibataire. Mais pas tout s’il faisait allusion à la grossesse. Nathaniel les regardait, espérant une espèce d’encouragement de leur part, et Michelle souriait sans comprendre ce qu’il attendait d’eux. Puis Élisabeth fit une entrée triomphante, une bouteille de champagne à la main, vêtued’une robe de maternité bleue qui lui donnait un regard d’écolière faisant l’école buissonnière. Nathaniel fit sauter le bouchon, s’empressant de retenir la mousse qui écumait du goulot.
– Je sais que vous le saviez, mais je voulais attendre que tu sois complètement guéri, Jan, et que Nathaniel ait fini sa tournée de concerts pour sabler le champagne.
Nathaniel et Élisabeth portèrent un toast en polonais et Jan se sentit un peu étranger à cette joie qu’il avait de la difficulté à ressentir. Puis il comprit. Élisabeth se repolonisait au contact de Nathaniel et un océan de différences émergeait entre eux. Elle redevenait l’Élisabeth de Cracovie et celle de Marek, comme si l’amour qu’elle portait à Nathaniel lui avait permis de remonter le temps et d’effacer tous les changements qu’elle avait subis. Jan lui regarda le ventre discrètement et songea à cet enfant qui, comme les enfants de son frère, naîtrait en terre canadienne mais de parents polonais. Il serait le seul Pawulski à avoir métissé sa descendance.
Ils mangèrent un repas presque entièrement polonais, où le saucisson était à l’honneur. Élisabeth avait aussi servi une salade de pommes de terre, œufs et aneth, dont Michelle se régala.
– Et le mariage est pour quand?
Michelle avait posé la question sans même penser qu’elle pouvait être indiscrète. Nathaniel regarda
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