L'envol des tourterelles
linceul.
Jan entra à l’entrepôt en traînant la patte comme s’il avait bu une chopine de bière avant de se coucher. Il n’avait plus l’âge des nuits blanches, encore moins celui de négocier les tournants du chagrin. Il tomba sur le vieux Cohen qui arrivait aussi, s’approchant de lui en souriant, heureux de lui apprendre que presque toutes les livraisons étaient entrées.
– Avec les wagons réfrigérés, ils font des merveilles. Je parierais qu’ils vont inventer des voitures qui auront un soleil artificiel le jour et une nuit fraîche pour que les légumes mûrissent pendant le transport.
Il éclata de son rire fêlé et Jan eut envie de le consoler d’être si vieux qu’il ne pouvait plus s’esclaffer. Jan n’avait jamais oublié le conseil de M. Favreau, qui lui avait dit de toujours s’entourer de gens plus âgés. M. Cohen venait presque chaque jour depuis la bagarre et c’était lui qui, avec ses trois gérants de confiance, ses complices des premières années, avait dirigé toutes les opérations. Jan leur en était plus que reconnaissant, ayant pu se permettre d’attendre que les os brisés se ressoudent, que le nez désenfle, que la voix se replace et que les doigts retrouvent un semblant d’agilité. Mais maintenant que son corps avait repris forme, son âme s’étiolait, heurtée par des événements qu’il ne savait comprendre.
Élisabeth frappa à sa porte et entra avant qu’il ne l’y invite. Elle avait l’air catastrophé et Jan se trouva insouciant de donner à sa sœur autant d’émotions. Il se durcit aussitôt, se rappelant qu’elle aussi lui en donnait, lui en avait toujours donné, et que jamais il ne lui avait fait défaut.
– Qu’est-ce que tu fais ici?
– Pourquoi me fais-tu cela, Jan?
– Qu’est-ce que je fais?
Elle le regarda d’un œil interrogateur avant de lui demander si c’était son mariage ou sa grossesse qui l’irritait.
– Je n’ai jamais été heureuse, Jan. Tu le sais bien. Nathaniel…
– Je sais, je sais. Nathaniel est un homme exceptionnel.
– Ce que je veux te dire, Jan, c’est que nous avons attendu pour faire la noce. Tu comprends? Attendu que tu sois guéri, que les engagements de Nathaniellui permettent d’être à Montréal, que Florence puisse venir. Puis nous avons pensé que l’idéal serait peutêtre d’attendre le bébé aussi. Et de faire une espèce de noce-baptême, tu comprends? Et puis maintenant c’est extraordinaire parce que même Jerzy va être là. C’est la première fois de ma vie, Jan, que je n’ai rien à souhaiter, que je suis comblée.
Jan regarda le bonheur de sa sœur et en fut ému plus qu’il n’aurait aimé se l’avouer. Son seul souvenir du bonheur d’Élisabeth était ce matin de la mort de Marek, après laquelle elle s’était éteinte comme une bougie, noyée par le jus de fraises. Si elle avait été heureuse auprès de Denis, il n’en avait jamais rien su. Il espérait qu’elle l’avait été. Mais maintenant le bonheur lui allait tellement bien qu’il se demandait s’il pourrait encore lui être utile. Il trouvait ridicule qu’un jeune frère de trente-neuf ans se désolât du semblant de départ de son aînée. Et pourtant il venait à peine de mesurer l’importance de sa sœur. C’était elle qui lui avait permis de vivre et de survivre. C’était elle qui avait convaincu le père Villeneuve de le sortir de son enfer chez M. Bergeron. C’était elle qui avait tout laissé pour être avec lui dans le train de Montréal. Il n’avait pas eu besoin d’explications pour comprendre qu’elle avait agi avec réflexion, y voyant la seule solution pour éviter que la famille n’éclate. Elle était devant lui, toute fragile avec ce ventre qui allait devenir menaçant et affolant. Il s’approcha, lui passa une main dans le dos et lui demanda si une noce dans ce merveilleux restaurant où elle avait travaillé lui plairait.
Élisabeth sourit en revoyant la salle à manger du neuvième étage chez
Eaton
. C’était dans ce magasin qu’elle avait acheté ses premières chaussures et sonpremier papier à musique. Elle se remémora sans regret les visites que Denis y faisait, particulièrement le jour où il lui avait offert un parapluie dont la poignée avait la forme d’une tête de cygne et dont les baleines avaient maintenant percé la toile depuis longtemps.
– Ce serait une sorte de pèlerinage, Jan. Si j’ai bonne mémoire, c’est là que tu m’as
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