L'envol des tourterelles
oreilles, tantôt pour arracher ses prothèses, tantôt au contraire pour les toucher et se familiariser avec ces nouveaux membres qui, comme deux nouvelles dents, avaient fait leur apparition en quelques heures. Élisabeth et Nathaniel auraient juré qu’ellecomprenait que c’était de là que venaient les sons et les bruits qui la faisaient éclater de rire ou sursauter de peur. Ils les lui enlevèrent pour dormir et, pour la première fois de sa vie, elle pleura avant de trouver le sommeil, comme si le silence lui avait donné le vertige.
Florence regardait sa filleule comme elle aurait contemplé la huitième merveille du monde. Élisabeth et elle lui avaient acheté une magnifique robe de dentelle blanche pour son «baptême» et la noce de ses parents. Nathaniel et Élisabeth avaient décidé que le temps était venu de partager avec leurs amis la joie de leur alliance ainsi que celle de voir Agnès lancée à la découverte du monde qui lui était offert. Ils avaient choisi le lundi de l’Action de grâce, jour de congé pour la plupart des gens et qui, coïncidence, était accolé au Yom Kippour. Florence flottait en plein romantisme, les yeux rêveurs à la vue de la robe que porterait Élisabeth.
– Ce doit être extraordinaire, non?
– Nous sommes mariés depuis plus d’un an, mais c’était un mariage de cinq minutes dans une salle froide. La vraie cérémonie, ce sera la noce. Tu ne penses pas que je ressemble à Élisabeth Taylor avec tous mes hommes?
Élisabeth émit un petit ricanement, mais Florence lui trouvait un air trouble qu’elle ne parvenait pas à définir.
– Si tu me disais ce que tu as, peut-être que je pourrais t’aider.
Élisabeth fut touchée par la perspicacité de Florence. Depuis la naissance d’Agnès, elle avait compris quel’héritière musicale de sa famille serait Florence, alors qu’Agnès était l’héritière magnifique à laquelle personne ne pouvait résister.
– Je ne saurais jamais te demander de m’aider. Tu as toute la vie devant toi.
Florence soupçonna Élisabeth d’avoir des dons de voyante, comme certaines femmes de New York qui se disaient médiums. Avait-elle compris qu’elle ne retournerait plus aux États-Unis, encore moins maintenant qu’Agnès l’avait envoûtée à un point tel qu’elle n’avait plus remarqué un seul violoncelliste intéressant même si elle avait assisté à plusieurs concerts durant l’été? Elle respira profondément et lui annonça, sur un ton qu’elle voulait aussi indifférent que si elle lui avait parlé température, qu’elle acceptait la proposition de Karajan. Élisabeth posa Agnès par terre et alla étreindre Florence en pleurant et en riant, l’assurant que ce serait certainement un des plus beaux jours de sa vie.
– C’est pour toi que je le fais, Élisabeth.
– Il faut le faire pour toi, Florence, mais je sais que tous les Pawulscy t’en remercient.
Ce fut au tour de Florence d’être émue, et elle répondit en avouant que ce serait le troisième plus beau jour de sa vie, le premier ayant été celui de sa rencontre avec Élisabeth et le deuxième celui de la naissance d’Agnès.
– Le quatrième plus beau jour de ma vie sera quand tu me demanderas de prendre la direction des Archets de Montréal.
Élisabeth fut poignardée. S’il lui était arrivé de songer à s’arrêter pour consacrer tout son temps à sa fille, elle n’avait pas envisagé de changement immédiat. Elle avait plutôt l’intention de le faire quandAgnès commencerait à fréquenter l’école, afin de l’accompagner et l’encourager. Il était clair que sa vie ne serait jamais simple et qu’elle serait à la remorque des progrès de la science pour la voir s’améliorer. D’ici là, elle emmènerait Agnès avec elle partout, de la maison au local, comme elle le faisait déjà, et de Montréal à Boston ou à Chicago ou à Los Angeles, selon les engagements de son père.
Elle avait consacré son été à Agnès, confiant les Archets à Florence, mais jamais elle n’avait pensé que cette dernière puisse vouloir le pupitre immédiatement. Sa carrière progressait de façon si fulgurante qu’il aurait été déraisonnable qu’elle abandonne après avoir enregistré avec Karajan. Florence l’observait du coin de l’œil, suivant chacune de ses pensées.
– Et si moi je voyais ce disque comme une espèce de chant du cygne?
– Je te dirais qu’il manque encore un peu de volume à ton cerveau et
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