L'envol des tourterelles
de plumes à ton cygne, tu m’entends?
– Mais j’ai envie de vivre ici, à Montréal.
– C’est certain que ce serait plus simple de te voir prendre ma place. Mais j’aime ce que je fais et j’ai encore quatre ans pour penser à mon successeur. Et ce ne sera pas toi, Florence. Parce que je ne veux pas que tu laisses ton talent s’étioler, tu m’entends? On peut comprendre qu’une telle chose se produise, dans des circonstances exceptionnelles...
– Comme une guerre?
– Comme une guerre, justement.
– J’ai laissé Juilliard, Élisabeth.
Élisabeth la regarda, presque découragée. Il y avait quelque chose qui lui échappait chez les jeunes Nord-Américains. Un manque d’acharnement, undésintéressement facile. Pour la deuxième fois avec Florence, elle sentit poindre la colère et s’y abandonna.
– Ne me laisse jamais croire que tu peux être faible, Florence! Jamais! Je t’admire depuis le premier jour où tu es entrée dans l’épicerie avec une dent en moins. Tu as eu le pouvoir de me retenir ici, et maintenant tu as le pouvoir de nous emmener au bout du monde de la musique. Ne nous fais jamais ça.
– Où est ma liberté, moi?
– Il y a pire prison que le talent, crois-moi.
– Élisabeth, j’ai déjà dit que je ne retournerais pas à Juilliard.
Florence était en larmes et elle raconta ses envies de voir grandir Agnès et de vivre en famille.
– J’ai deux familles: la tienne et les Archets.
Elle parla de son immense solitude de soliste invitée, de son écœurement de toujours se faire appeler le «petit génie» alors qu’elle avait près de vingt-cinq ans et qu’elle n’était plus petite du tout.
– Nathaniel a pensé que tu pourrais l’accompagner et qu’il te présenterait aux gens. Il croit aussi pouvoir t’obtenir des contrats, toujours sous sa direction.
Florence répondit que ce serait extraordinaire d’être avec lui, mais que cela ne la sortirait pas de l’isolement.
– C’est vrai... Deux jours par semaine avec les Archets, ça t’irait?
Florence ne prit pas le temps de réfléchir, trouvant tout à coup que sa vie de musicienne était extraordinaire. Élisabeth la prit dans ses bras et la berça longuement, regardant parfois Agnès, qui s’était traînée et assoupie sous le lit près de la fenêtre, la tête appuyéecontre un haut-parleur. Elle se demanda si sa fille pouvait reconnaître les sons du chagrin.
Jan insista pour que la famille de Jerzy soit présente à la noce, afin que Michelle et Nathaniel puissent enfin rencontrer Anna. Il s’occupa de tout, de la réservation de la salle au choix de la nourriture, demandant même conseil à M. Cohen pour savoir quels mets étaient appréciés des juifs.
– Les juifs sont gourmands comme tout le monde et n’ont pas d’habitudes alimentaires particulières, sauf qu’ils ne mangent pas de porc. Les juifs polonais mangent comme vous, et les juifs marocains mangent comme les Marocains. Vous ne faites pas la fête un vendredi soir ou un samedi, j’espère?
– Mais non. Un lundi.
– Je vois que vous avez pensé à tout. Votre beau-frère l’appréciera certainement. Quant à votre invitation, je l’accepte puisque vous me dites que tout sera casher.
Jan ne lui avoua pas qu’il n’y avait justement pas pensé, son beau-frère n’en ayant même pas parlé. Il se demanda si Nathaniel porterait sa kippa, puis sourit en se disant qu’il le ferait sûrement, cachant toujours sous un air de candeur et de naïveté le peu de conviction qui lui restait. De toute façon, Nathaniel était la coqueluche de toute la famille, sa joie de vivre ayant réussi à immuniser Élisabeth contre la détresse.
– Monsieur Aucoin...
– Oui...
– Je suis tellement heureux d’avoir été invité que je crois que j’aurais mangé du jambon si vous me l’aviez demandé.
37
Jan rentrait de sa «tournée du ventre», l’air aussi frais que ce début d’octobre où les feuilles roussies étaient toujours accrochées aux arbres, comme si elles avaient décidé, pour colorer la fête et accueillir les Américains et les Manitobains qui se déplaceraient pour y assister, d’attendre une semaine encore avant de s’étioler. Il vit que Michelle avait l’air affligé, mais, sitôt qu’elle l’entendit, elle passa une main dans ses cheveux et commença à sourire pour le rassurer. Depuis le départ de Nicolas, ils s’étaient tous les deux composé une nouvelle attitude, pour conforter
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