L'envol des tourterelles

lui offrir, un cochonnet de peluche rose dont la queue ne ressemblait en rien à un tire-bouchon. Il riait aux éclats.
    – Je t’avais dit que j’en cherchais un depuis longtemps. Comment le trouves-tu, Agnès?
    Agnès s’en était déjà saisi, secouant énergiquement le pauvre cochonnet en le retenant par le groin. Élisabeth se couvrit le nez et la bouche d’une main, retenant tantôt ses larmes, tantôt un fou rire.
    – Où l’as-tu déniché?
    – Je vais tout avouer, Élisabeth. J’ai triché.
    – Triché?
    – J’ai trouvé un cochonnet en parfait état et un chiot presque de la même couleur, en parfait état aussi. J’ai tout simplement demandé à la couturière de l’hôtel, à Chicago, d’intervertir les queues. Le chiot à la queue de cochon est encore dans ma valise. Mais je te jure que c’est la première et la dernière fois. Je ne mutilerai plus jamais un animal de peluche, même si je considère que mon forfait est moins pire que si j’avais coupé les oreilles d’un doberman ou la queue d’un épagneul. Mais si tu l’exiges, je les retourne à la salle d’opération.
    – Tu ne le feras plus? Tu le jures sur la tête d’Agnès?
    – Je le jure sur la tête de notre petite peluche à nous.
    Ils firent le tour des cliniques et des laboratoires pendant plus d’un mois, rencontrant un audiologiste dont il n’eurent que du bien à dire. Agnès, véritable chef-d’œuvre vivant dont la beauté éclatante laissait les gens pantois, se pliait sans geindre à tout ce qu’on attendait d’elle, comme si, dans le silence noir qui lui encombrait la tête, elle avait compris qu’on tentait l’impossible pour y percer des galeries sonores. Ellefut évaluée deux fois à l’audiomètre, et on lui fit une empreinte des pavillons de l’oreille afin de lui fabriquer des appareils qui lui permettraient d’entendre une bonne partie des sons de la nature. Si Nathaniel et Élisabeth avaient mis leur chagrin en veilleuse, jamais ce chagrin ne ressembla à une déception, convaincus qu’ils étaient d’être les parents les plus comblés de la terre.
    – Est-ce que notre fille va parler?
    – Ce sera plus long que pour un enfant normal, mais elle parlera.
    – Clairement?
    – Assez clairement. Elle dira peut-être «cracteur» au lieu de «tracteur», «crain» au lieu de «train», et confondra sans doute «bain», «main» et «pain», mais tout cela pourra probablement être corrigé. Vous allez l’aider grandement en la plaçant toujours devant vous et en lui parlant lentement.
    Nathaniel trouva finalement le courage de demander si elle pourrait entendre la musique.
    – Il faut comprendre qu’elle n’entendra jamais les mêmes fréquences que vous. Vous êtes chef d’orchestre, n’est-ce pas?
    Nathaniel acquiesça.
    – Je ne crois pas qu’elle puisse jamais apprécier votre travail.
    – Tu entends ça, Pluche? Tu ne pourras pas prendre ma place! Mais si je demandais à mes musiciens de jouer l’un après l’autre et que je l’installais devant chacun, elle entendrait?
    – Un instrument à la fois.
    – Nous ferons comme ça, c’est tout, et ça va me permettre d’entendre mes musiciens un par un. C’est un plaisir que je peux rarement m’offrir.
    – Vous comprenez, elle ne pourra pas décomposer les sons. Elle pourra reconnaître la voix a cappella, mais pas une voix avec accompagnement.
    – Ma
lunia
, notre fille ne sera ni chanteuse ni chef d’orchestre.
    – Ni violoniste...
    L’ audiologiste les regarda, cherchant à comprendre où ces gens allaient chercher leur sérénité.
    – Pourquoi pas? Elle pourrait être musicienne.
    – Elle pourrait?
    – À une condition.
    – Laquelle?
    – Qu’elle soit soliste!
    Le dernier vendredi d’août de l’an 1969, Agnès acheva vraiment de naître puisque ses oreilles commencèrent à entendre une bonne partie de la vie grâce à ses appareils. Ils étaient encombrants avec les courroies, véritable attelage qui lui retenait sur la poitrine un petit amplificateur, mais celui-ci constituait un miracle.
    – Puisque tu es catholique, tu dois bien connaître ça, les anges?
    – Non, pas vraiment. Je connais Gabriel, Raphaël, Lucifer... Pourquoi me demandes-tu ça?
    – Parce qu’il me semble que les ailes doivent être aussi encombrantes sur son dos que l’amplificateur sur son cœur.
    – Un ange de peluche... Pas mal trouvé pour un juif.
    Pendant qu’ils s’amusaient à ne rien dire, Agnès se frottait les