L'envol des tourterelles
déjà l’air fatigué même s’il n’était pas encore midi. Il demanda sans se presser comment il devait procéder pour obtenir un passeport et un visa en quelques heures.
– Vous avez demandé à parler au ministre pour ça?
– Oui et non. L’important dans ma requête, voyez-vous, c’est le temps. Il me bouscule et je crois que c’est peut-être une question de vie ou de mort.
– Vous voulez demander l’asile politique comme ces Américains qui refusent d’aller au Viêtnam?
Le fonctionnaire avait laissé entendre en dodelinant de la tête que ces jeunes n’avaient aucune chance et qu’ils étaient bien naïfs.
– Non.
Jan sortit ses papiers de citoyenneté et les montra à l’agent.
– Monsieur Aucoin... Ce n’est pas votre vrai nom, ça?
– Oui. Mais quand j’étais jeune, mon nom était Jan Pawulski.
– L’avez-vous changé parce que vous étiez dans le parti communiste ou que vous étiez sympathisant à sa cause?
– Non. J’ai quitté mon pays pendant la guerre et il n’était pas encore sous un régime communiste.
– La Hongrie, je suppose.
– Non, la Pologne.
Le fonctionnaire le regarda par-dessus ses lunettes, cherchant à savoir la véritable raison de sa visite. Jan demeura de glace, ne battant même pas des paupières. Il prit son paquet de cigarettes et en offrit au fonctionnaire, qui refusa en l’informant de son allergie à la fumée. Jan rangea le paquet rapidement sans l’avoir ouvert.
– Avez-vous un fils, monsieur?
Le fonctionnaire l’interrogea du regard, l’air offusqué.
– Ma vie...
Jan lui tendit la lettre que leur avait écrite Nicolas et le fonctionnaire retint difficilement un petit gloussement de plaisir, car il allait enfin connaître la véritable raison de la visite de cet immigré au nœud de cravate impeccable, contrairement à ceux des Italiens, qui étaient toujours trop gros. Il la replia soigneusement, attentif à la remettre avec les plis dans les plis.
– Mon département n’a rien à voir avec ça. Vous êtes bien à plaindre d’avoir un fils de... Au fait, de quel âge?
– Dix-sept ans.
– Dix-sept ans? Un mineur... Pauvre petit garçon...! Est-ce qu’il a été influencé par les hippies ou les drogués?
– Je ne crois pas.
– Il a certainement écouté le disque des Beatles à l’envers, avec ses messages sataniques. Tous les jeunes le font.
Le fonctionnaire se tut, le regard toujours accroché à celui de Jan qui cherchait comment il allait ébranler cet être dont l’intelligence semblait encore éclairée à la bougie.
– Quand je suis arrivé au Canada, j’ai été accueilli par un homme très gentil. Comment faites-vous, dans ce pays, pour que les représentants soient triés sur le volet? Votre efficacité est très impressionnante pour une personne comme moi qui garde de son pays d’origine le souvenir de la désorganisation et de la confusion la plus totale.
Il se tut, craignant soudain que l’agent ne trouve ses propos exagérés. L’homme était de toute évidence un rond-de-cuir timoré qui n’avait certainement jamais pris d’initiative, si ce n’est celle de déchirer l’enveloppe de son chèque de paye.
– Quel genre d’éducation avez-vous donnée à votre fils pour qu’il devienne une petite graine de bandit?
Jan sentait qu’il allait devoir combattre violemment toute la colère qui mijotait dans sa poitrine. Il pensa à son père, qui lui avait appris que le principe numéro un de la survie était d’apprendre à se faire invisible.
– Justement, mon fils est bourré de remords et il m’a téléphoné pour que j’aille le chercher. Il serait... malade.
– Overdose? Comme tous ces chanteurs américains... On ne lit que ça.
Jan se retint de hurler et décida qu’il était temps de mettre fin à cette rencontre désagréable et plus qu’irritante.
– Je crains pour la vie de mon fils et je dois partir aujourd’hui. Je n’ai pas de passeport, pas de visa, et, à mon avis, lui non plus.
Le fonctionnaire posa les mains sur son bureau pour s’en éloigner, ce qu’il fit facilement, sa chaise étant pourvue de roulettes.
– Oh! Les choses se compliquent, mon cher monsieur... Aucoin. Si votre fils est entré illégalement en France, ça ne relève pas de mon département. Il faut que vous alliez à l’étage du dessus et que vous demandiez M. Langevin.
Jan bondit sur ses pieds, dit un sec merci, et, mû par un ressort de nervosité, monta l’escalier, le
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