L'envol des tourterelles
où la mort les avait visités. Ce matin maudit qui ne cessait encore et toujours de hanter ses nuits, sauf les rares fois où Denis la tenait dans ses bras en lui répétant qu’elle était toute sa vie alors qu’elle-même avait le sentiment que la sienne était amputée et ressemblait àun moignon. Élisabeth était sûre que Jan visionnait le même film sur l’écran de sa mémoire.
Michelle ne cessait d’interroger Stanislas sur le climat de Winnipeg, la rigueur de l’hiver manitobain, le voyage, le confort du lit dans le train et la qualité des repas. Stanislas répondait si poliment aux questions qu’Élisabeth sourit, ayant le sentiment d’avoir accueilli non pas un jeune Canadien mais un vrai Européen élevé dans la plus pure tradition polonaise. Jerzy n’avait certainement pas beaucoup changé et elle n’aurait pas été surprise qu’il nourrît encore son projet de retourner en Pologne. Elle vit sourire les yeux de Jan qui, lui aussi, avait compris qu’il emmenait chez lui un membre de la diaspora polonaise.
Stanislas regardait tourner le train sur les rails que Nicolas avait relégués dans le coin de la grande pièce du sous-sol. Michelle y avait installé un canapé-lit neuf et Stanislas avait pris possession des lieux. Si Nicolas avait accepté qu’il fixe au mur une photographie d’Elvis Presley entre le cadre de Pépinot et celui de Capucine, il avait néanmoins insisté pour que la petite gare, le village et le tunnel de papier mâché demeurent dans la pièce. Stanislas l’avait aidé à rassembler les rails.
– J’ai toujours rêvé d’avoir un train comme le tien.
Nicolas dévisagea son cousin d’un air soupçonneux. Il se demandait comment un grand pouvait encore s’intéresser aux trains électriques.
– Si tu n’as pas eu de train, tu as joué avec quoi?
Stanislas réfléchit avant de répondre qu’à la campagne ils avaient davantage l’habitude de s’amuser avec les saisons. Nicolas éclata de rire, croyant à uneblague, avant de comprendre que son cousin était sérieux.
– Ça veut dire quoi, jouer avec les saisons?
– Ça veut dire enlever les pierres dans les champs quand le printemps arrive, pour ne pas que mon père abîme les lames de la charrue. Ça veut dire faire des lignes bien droites avec des cordes dans les champs de pois et de haricots. Ça veut dire conduire le tracteur pour semer.
– Tu conduis le tracteur? À treize ans?
– Je le fais depuis que j’ai huit ans.
Nicolas se renfrogna et trouva son train d’une humiliante insignifiance. Son changement d’humeur n’échappa pas à son cousin.
– Qu’est-ce que j’ai dit?
– Rien.
– Veux-tu que je continue?
– Si tu veux.
– On récolte et on va au marché. Ça, c’est extraordinaire. Je m’installe derrière les cageots, habituellement avec mon père, et j’essaie d’attirer les acheteurs. «
Carrots
, carottes.
Potatoes, potatoes
, patates,
potatoes. Onions, onions
, oignons.»
– C’est comme dans le magasin.
– Tu cries dans l’épicerie?
– Non, mais on vend des carottes, des patates puis des oignons.
– Je le sais. Mais nous, on les sème et on les récolte avant de les vendre. C’est ça, la différence.
– Nous, c’est moins compliqué.
– Je le sais. Mais nous, on est des maraîchers. Et on a beaucoup d’épiciers qui viennent acheter nos produits.
– Nous, on les achète au marché Central. Mon père m’a dit que celui de Montréal était beaucoup plus gros que celui de Winnipeg.
– Ton père a dit ça?
– Il me semble, oui.
Stanislas pensa que son cousin pouvait être aussi agaçant que sa sœur Sophie quand elle se servait de son père comme d’un paravent. Jan, que ni l’un ni l’autre n’avaient entendu descendre l’escalier, les surprit en leur demandant s’ils étaient prêts à partir. Nicolas ne mit qu’une fraction de seconde à comprendre la question et s’empressa de répondre qu’il était prêt, puis annonça à son cousin qu’il travaillait à la caisse. Jan n’osa le contredire, partagé entre le malaise de l’entendre crâner et mentir pieusement et le plaisir d’apprendre qu’il acceptait d’aller à l’épicerie. Il avait refusé catégoriquement d’y mettre les pieds depuis la fin des classes, boudant son père parce que celui-ci n’avait pas voulu l’envoyer dans une colonie de vacances. Il n’avait retrouvé sa bonne humeur que la semaine suivante quand Élisabeth avait téléphoné pour
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