L'envol des tourterelles
tomber comme s’il avait tenu du feu.
– Mais pas du tout, Nicolas. Pas du tout.
Jan aurait pu lui expliquer que c’était pour se donner le courage d’enfin revoir Stanislas, dont il recevait régulièrement des lettres. Il aurait pu aussi lui dire qu’une ombre assombrissait son plaisir: l’idée que son frère ait pu voir dans le départ de Stanislas une autre défection.
Élisabeth leur fit un grand signe de la main et Nicolas partit en courant, le laissant derrière. Jan se hâta tout en s’efforçant de cacher son excitation.
Une tête blonde au sourire laqué était déjà au milieu de l’escalier. Lui aussi les avait reconnus. La dame à la robe bleue était sûrement sa tante Élisabeth; elle avait des yeux comme ceux de son père. Quant à l’homme qui fumait doucement en souriant, il tenait sa cigarette exactement comme le faisait son père et il avait aussi les cheveux du même blond cendré. En voyant son cousin, Stanislas se demanda s’il se reposerait de sa sœur.
Élisabeth fut la première à ouvrir les bras pour l’accueillir. Stanislas s’y réfugia sans arrière-pensée, heureux d’être le bienvenu dans cette famille qu’il n’avait pu imaginer qu’en noir et blanc. Il avait lesyeux fermés et le nez dans la chevelure d’Élisabeth et il sentait cette tante dont l’odeur ressemblait à celle d’un bouquet de fleurs alors que l’odeur de sa mère rappelait davantage celle des champs et des animaux. Tandis que Nicolas lui prenait la valise des mains, il se retrouva dans les bras de l’autre tante, celle qui s’appelait Michelle et qui était la seule à avoir les cheveux foncés. On se l’était arraché tellement rapidement qu’il n’avait pas eu le temps de baiser les mains des dames, ce qui aurait mortifié sa mère, il en était certain. Il se retrouva finalement devant son parrain et ne put s’empêcher de sourire de joie. Son parrain était exactement comme il l’avait imaginé.
Jan se demandait si l’émotion avait une odeur identifiable comme celle de la peur ou du désir. Dès qu’il avait aperçu Stanislas, il avait ressenti un trouble si vif qu’il en avait été saisi. Son filleul était un jeune adolescent dont la débrouillardise et l’intelligence exsudaient par tous les pores de son visage, qui lui rappelait celui de sa mère, Zofia, et celui de son frère Adam. C’était la première fois, depuis que Jan avait quitté la Pologne, qu’il avait le sentiment de se retrouver à Cracovie avec des âmes connues. La première fois que le spectre d’Adam lui faisait face. Il jeta un regard en direction d’Élisabeth qui, d’un hochement de tête, lui fit comprendre qu’elle savait ses pensées. Stanislas s’approcha de lui et lui tendit la main. Jan l’effleura avant d’étreindre son filleul. Élisabeth regarda Michelle et se demanda si elle aussi venait de reconnaître l’extraordinaire courant de fierté quasi filiale dans le regard de Stanislas et quasi paternelle dans celui de Jan. Nicolas laissa tomber la valise et s’étouffa avec sa salive. Il devint si cramoisi queJan et Michelle mirent cinq bonnes minutes à l’aider à retrouver son souffle.
Élisabeth s’était assise derrière et avait coincé Stanislas entre elle et Nicolas. Elle ne cessait de lui frotter la cuisse et le genou, pour tenir ses sens éveillés à ces retrouvailles tant attendues, certes, mais aussi pour se concentrer sur le mouvement de sa main, la texture du pantalon et même la fermeté des muscles de la cuisse de son neveu. Tout était préférable aux larmes qu’elle s’était contrainte d’assécher pour ne pas chagriner cette journée si heureuse. Comment aurait-elle pu faire comprendre à Stanislas qu’il lui avait paralysé le cœur pendant cinq bonnes minutes tant la ressemblance entre lui et Adam était encore plus frappante que dans son souvenir? Un Adam plus âgé. Une ressemblance qui narguait presque la mort. Quelle ironie que ce fût son frère Jerzy, celui qui n’avait jamais vu Adam, qui en eût fait la plus parfaite reproduction! Par le rétroviseur, elle voyait Jan lui jeter des regards qu’il voulait furtifs, mais elle pouvait y lire tant d’images. Un matin de Cracovie, gris sous une neige fondante, tachée de suie de charbon; un père trop calme et méfiant; une mère inquiète qui les pressait de partir; un petit frère excité, braillard; Jan sérieux, responsable, soucieux; elle excédée, irritable et impatiente. Ce matin maudit
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