L'envol des tourterelles
fit un geste de la main dont la grossièreté scandalisa son père. Son fils n’avait pas à se comporter en voyou, mais Jerzy eut en plus le sentiment que le geste lui était destiné. Il jeta un coup d’œil vers Anna et Sophie qui, assises dans les estrades de bois gris et râpeux, les encourageaient de leurs cris et de leurs rires.Anna fit comprendre à Jerzy qu’il ne devait pas s’en offusquer, tandis que Sophie, même s’il était certain qu’elle n’avait pas saisi la signification du geste de son frère, n’en avait pas moins mis ses mains devant sa figure pour cacher son rire. Jerzy la regarda en fronçant les sourcils, suspicieux. Devait-il croire qu’elle avait peut-être compris ou riait-elle de voir son frère se faire taquiner?
Le match de baseball prit fin et toutes les familles se réunirent pour manger le pique-nique préparé par les femmes, fait de sandwichs, crudités, chips, arachides, arrosés de coca-cola et de limonade pour les jeunes et de bière pour les moins jeunes. Jerzy s’approcha de Stanislas et le félicita pour sa performance.
– J’ai laissé passer un ballon qu’un enfant de six ans aurait pu attraper.
– Et je t’ai aussi vu laisser passer un enfant de six ans pour qu’il puisse se rendre au but. Je suis sûr que ç’a été le plus beau moment de sa journée.
Stanislas regarda son père, choqué que son manège ne lui ait pas échappé, ravi qu’il en ait été fier. Des jeux moins violents furent ensuite organisés et Jerzy se retrouva dans une poche de jute à sautiller derrière Sophie. Elle poussait des petits cris aigrelets qui l’amusaient fort et laissaient deviner le coffre de soprano qu’elle aurait un jour. Le 24 juin s’acheva sur un immense bûcher. On utilisa les braises pour griller des hot-dogs et des guimauves avant de s’en coller qui les lèvres, qui les joues, qui les cheveux.
La nuit avait réussi à faire tomber le jour quand Anna, invitée par Jerzy, sortit de la maison, faisantbondir la porte moustiquaire. Il l’emmena près de la rivière, l’invita à s’asseoir à ses côtés pour en écouter le coulis-coulis. Anna ricana, retrouvant comme à chaque année le plaisir de leurs fiançailles. Elle s’assombrit quelques instants en se souvenant qu’ils avaient aussi, ce jour-là, prié pour l’âme de Jan qu’ils croyaient mort. Anna prit la main de Jerzy et la baisa doucement comme elle le faisait toujours.
– Je sais ce à quoi tu penses, Anna.
– Vraiment?
– D’une façon comme de l’autre, mon frère est toujours mort.
Anna haussa les épaules et soupira le plus silencieusement possible, redoutant toujours ces discussions.
– Et si moi j’allais à Montréal?
– Pourquoi faire?
– Voir Élisabeth et Michelle et Nicolas...
– Et Jan, peut-être...
Jerzy se releva, se déglinguant toujours autant, mais Anna ne le remarquait même plus. Il lui prit la main et l’attira vers lui en souriant de son sourire haïssable dont elle se méfiait toujours, il le savait.
– Si je te donnais le choix entre deux choses...
Il ne termina pas sa phrase. Anna s’était dégagée et l’avait précédé, marchant rapidement. Il la suivit, riant aux éclats devant sa saute d’humeur.
– Trois choses...
Anna ne ralentit pas, mais cria qu’elle voulait choisir entre rien et rien, étant parfaitement heureuse de son sort.
– Une chose et demie...
Piquée dans sa curiosité, elle s’immobilisa en plein milieu de la route, sans se retourner. Il arriva enfin à sahauteur, la réprimandant gentiment de toujours lui faire sentir qu’il ne marchait pas aussi rapidement qu’elle, ce à quoi elle répondit que rien ne l’avait empêché de jouer au baseball.
– Tu es injuste, Anna. Absolument et malhonnêtement injuste. Je me contente de frapper et il y a toujours un jeune qui court pour moi.
Anna ne répondit rien, mais fit claquer sa langue sur sa canine. Jerzy, marchant de nouveau à ses côtés, lui prit le bras et la força à le regarder.
– La Pologne, Anna...
– Non, Jerzy. Non pour la première chose. Et la demi-chose?
– La moitié de la terre de M. Carrière.
– Encore? Tu as assez de travail déjà...
– Une moitié, Anna.
Jerzy, redoutant un refus, soutint d’un regard à la fois suppliant et craintif celui d’Anna. Il lui avait tendu un piège, sachant pertinemment qu’elle refuserait la Pologne. Mais il s’était dit qu’il devait commencer à la préparer à ce départ qui se
Weitere Kostenlose Bücher