L'envol des tourterelles
cet élan le plaisir qu’avait son filleul à être avec lui. Il lui fit faire la tournée des trois épiceries, portant avec lui les cartons de produits un peu défraîchis ou au contenant abîmé. Stanislas ne posa aucune question, suivant docilement son oncle. Ils se dirigèrent finalement vers l’Institut Bruchési, rue Rachel, et laissèrent le tout devant la porte. Stanislas, toujours silencieux, imita son oncle, posant les boîtes délicatement.
– J’imagine que les enfants vont manger les biscuits ce soir. Il y a toujours quelqu’un qui va à la colonie de vacances.
Stanislas ne posa pas de questions et Jan en fut presque déçu. Il mourait d’envie de lui expliquer qu’il était important d’aider ceux qui avaient faim, parce qu’il n’y avait rien de pire que la faim. Il voulait lui raconter combien il était angoissé à l’idée que safamille puisse avoir faim. Il voulait le rassurer quant à la noblesse des travailleurs dont la vie consistait à faire manger les autres: les cultivateurs, les pêcheurs, les éleveurs. Au lieu de lui dire toutes ces choses, il se contenta de lui demander si sa mère cuisinait bien.
– Oh oui! Mais chez nous, on mange plus polonais que canadien.
Jan hocha la tête en souriant. Anna n’avait pas changé.
– Est-ce que tu connais les
smoked meat
?
– Non. Qu’est-ce que c’est?
Ils arrivèrent à temps pour le petit déjeuner. Nicolas bouda un peu, son père ne l’ayant jamais emmené faire la tournée, qu’il avait baptisée «la danse du ventre». Jan leur annonça qu’ils iraient tous souper chez
Schwartz
. Nicolas fit encore la moue. Il détestait les
smoked meat
.
Le téléphone sonna et Stanislas répondit, le carnet de commandes à la main. C’était Florence qui lui demandait de venir lui livrer quelques articles, puisqu’elle n’avait pas envie de marcher sur son pansement et que sa grand-mère était partie faire des courses au centre-ville. Stanislas déglutit péniblement et écrivit d’une main tremblante ce qu’elle demandait. Il lui promit de livrer sa commande le plus tôt possible. Jan l’observait discrètement, ne sachant trop s’il devait s’inquiéter de la situation, s’en amuser, permettre à son neveu de faire la livraison ou tenter de l’en empêcher. Il regretta de ne pas avoir les lunettes de son père à portée de la main, parce qu’il lui aurait certainement été d’un bon conseil. Stanislas s’empressa de remplir unpanier, dont il plaça ensuite le contenu dans un carton. Nicolas le regardait faire, se demandant quelle mouche avait piqué son cousin, tandis que Jan se revit plusieurs années plus tôt alors qu’il livrait avec empressement les commandes chez les Dupuis. Mais il était alors beaucoup plus âgé que Stanislas. Celui-ci partit à la hâte, promettant de revenir «dans trois minutes». Jan aurait aimé le voir plus indépendant, mais le coup de foudre semblait anéantir toute sa réserve.
Stanislas voulut sonner, mais il entendit le violon de Florence gémir un air tzigane. Il demeura devant la porte, l’oreille à l’écoute, trouvant que son amie avait une façon bien à elle d’arracher des sanglots à un instrument de bois. Il sonna enfin et entendit Florence sautiller pour venir lui répondre. Elle l’accueillit avec assez d’indifférence pour le décontenancer. Il posa donc le carton dans la cuisine et revint rapidement vers la porte, où elle se tenait toujours.
– Ça va, le pied?
– Très, très bien. Ce serait évidemment plus difficile si je jouais du violon avec mes orteils.
Il grimaça, saisissant la moquerie. Il ne comprendrait jamais rien aux femmes – car une fille de dix-huit ans était une femme. Florence trépignait devant lui, se mit à sautiller et se dirigea vers le salon, où elle se laissa choir sur le canapé.
– Excuse-moi, mais quand je reste debout trop longtemps, ma jambe s’engourdit. Tu peux venir me tenir compagnie une minute, si tu veux.
Stanislas alla s’asseoir devant elle, les coudes posés sur ses cuisses, les mains pendant entre les genoux. Il soupira pour bien faire comprendre qu’il faisait chaud. Florence ne dit pas un mot, se contentant de regarderdeux demi-cercles symétriques dessinés par l’humidité sous ses aisselles. Stanislas suivit son regard et vit les cernes, déplaça immédiatement les coudes et se tint droit, espérant qu’elle ne voyait pas son malaise. Florence lui sourit gentiment.
– J’ai plein d’amis
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