L'envol des tourterelles

égayé la soirée.
    – Peut-être. À une condition.
    – Laquelle?
    – Je veux que tu m’expliques s’il est plus facile d’être la maîtresse d’un homme marié que d’être la maîtresse d’un prêtre.
    – Florence! Où vas-tu chercher une idée pareille?
    – En lisant Zola.
La Faute de l’abbé Mouret
.
    – Ce n’est pas un livre pour toi.
    – Franchement! J’ai dix-huit ans. Et quel âge tu penses qu’elle a, la jeune fille qui le fait chuter? Cinquante?
    Élisabeth tenta de se calmer. Cette soirée était décidément un interminable supplice, car Florence l’obligeait à regarder des choses qu’elle préférait ignorer.
    – Moi, je pense que le pire, c’est d’être la maîtresse d’un homme marié.
    Florence avait parlé d’un ton si sérieux qu’Élisabeth y sentit un reproche tacite. Elle aurait voulu retrouver le temps où Florence ne discutait que de coups d’archet et de mélodie. Depuis qu’elle avait vieilli, il lui arrivait de troquer ses coups d’archet contre des coups de langue et la mélodie contre le désaccord.
    – Tant mieux si tu as une réponse; moi, je n’en ai pas. Mais, vois-tu, Florence, je ne me suis jamais posé la question.
    – Denis est marié.
    Florence semblait vouloir discuter de cette situation qui, Élisabeth le comprenait, la faisait souffrir. Mais Élisabeth lui avait dit ce qu’elle avait à lui dire. Il n’était pas question qu’elle lui parlât de son sempiternel malaise ni qu’elle lui avouât ses pensées devant la beauté de la femme de Denis. Elle ne voulait pas non plus que Florence apprenne que sa liaison se poursuivait uniquement parce que Denis n’était pas père. Marié, certes, mais sans héritier. Jamais elle ne pourrait avouer que tous les matins elle ressentait une douleur à l’abdomen, aussi vive que si elle avait été poignardée. Tous les jours.
    – Je veux dormir, Florence, et revoir tous les événements de la soirée sous l’éclairage du calme de la nuit. J’ai l’intention de réentendre chaque note que tu as jouée, parce que tu as joué merveilleusement.
    Florence fit une petite moue qu’Élisabeth comprit être une déception devant ce qu’elle interprétait certainement comme un manque de confiance. Elle l’embrassa avant de la pousser doucement vers la chambre des invités. Florence s’assit sur le lit et défit le nœud de dentelle autour de la poignée de son étui à violon avant de se dévêtir. Élisabeth lui souhaita bonnenuit et ferma la porte de sa chambre avant de se laisser tomber, tout habillée, sur son lit. Elle dormait dans cette position lorsque à l’aube Denis vint la trouver. Seule Florence l’avait entendu arriver.
    1. Parc d’attractions avec des manèges.
    2. Chantiers d’installations hydroélectriques.

11
    Jerzy cria à tue-tête, tentant d’enterrer le bruit du moteur du tracteur. Le soleil était levé depuis plus de trente minutes et avait déjà pris un bon élan pour sauter par-dessus le village en cette journée qui s’annonçait chaude et ocrée. Jerzy jubilait en pensant qu’il allait arpenter pour la première fois son nouveau lopin de terre qu’il avait dû négocier à deux reprises, la première avec Anna et la seconde avec M. Carrière, l’ancien propriétaire. La terre lui avait coûté le voyage de Stanislas et une somme assez rondelette qu’il n’avait osé avouer à Anna. M. Carrière avait flairé une bonne affaire, sachant que sa terre était bien située si Jerzy voulait continuer de prendre de l’expansion. Depuis ce jour d’octobre où il était allé chez le notaire vêtu de sa chemise de travail et de sa salopette, au grand désespoir d’Anna, il n’avait cessé d’imaginer les couleurs qu’il pourrait donner à ses arpents de fierté selon qu’il déciderait d’y semer du blé ou de l’avoine, de la luzerne ou des légumes. Il avait été forcé d’attendre le dégel pour faire analyser sa terre et en connaître la richesse ou la pauvreté, suivant les minéraux qui s’y trouvaient. Il en avait quand même une bonne idée, les terres contiguës, à moins d’avoir été négligées, se ressemblant habituellement beaucoup et M. Carrière n’ayant jamais rien omis, ni engrais ni herbicide.
    Jerzy frétillait sur son siège métallique qui, pour tout confort, offrait l’amortissement de deux ressorts émettant des grincements stridents au moindre mouvement. Il avait beau les huiler toutes les semaines, les ressorts semblaient