L'envol des tourterelles
souffrir de rhumatisme.
– Stanislas!
Kurwa
! Si ça continue, on va arriver trop tard à la
Coop
. Dépêche-toi donc!
Stanislas le rejoignit enfin, le manteau ouvert, la chevelure crêpée par la nuit, sautillant en tentant d’enfiler sa deuxième botte et se plaignant de l’heure matinale.
– D’un soleil à l’autre, Stanislas, d’un soleil à l’autre. Quand le soleil prend la peine de nous éclairer plus longuement, il faut en profiter, c’est tout. La nature est faite pour nous. Ça ne t’a jamais frappé?
Stanislas grimpa sur le garde-boue de la roue arrière droite et s’y assit en souriant presque. Les Pawulscy étaient résolument des lève-tôt. Il était certain que son oncle, au même moment, arpentait les allées de l’épicerie mère, cherchant les emballages abîmés et les légumes défraîchis. Son père le ramena à la réalité en lui parlant du nombre de carottes de terre qu’ils devaient extraire. Stanislas ne discuta pas, conscient que son approbation était insignifiante puisqu’il n’avait jamais de sa vie touché à une carotteuse. Jerzy regarda son fils en souriant et lui montra du doigt une volée de canards sauvages se dirigeant vers l’est. Stanislas lui fit comprendre d’un signe de tête qu’il les avait repérés.
– Ils sont perdus. Le nord est par là. Je commence à me demander s’il n’y a pas un aimant à l’est.
Jerzy avait parlé d’un ton mi-figue, mi-raisin. Ils arrivèrent enfin au bout de la terre et Stanislas sauta du tracteur, la carotteuse à la main, prêt à vriller laterre. Jerzy lui indiqua l’endroit où il devait l’insérer et le regarda s’échiner sans réagir, feignant de ne pas remarquer que le travail n’était pas aussi facile que Stanislas l’avait imaginé. Stanislas se débattit avec l’instrument pendant deux bonnes heures avant de déclarer forfait et de demander à son père de prendre la relève, le temps de prélever quelques carottes. Jerzy accepta sans se faire prier et ordonna à Stanislas de prendre le volant, ce qui eut l’heur de lui plaire. Ils finirent le travail en moins de vingt minutes. Stanislas fit un calcul rapide. Son père avait mis vingt minutes pour extirper cinq carottes alors qu’il avait mis deux heures pour en extraire huit. Il se sentit honteux et humilié, cherchant à comprendre pourquoi son père avait tenu à l’emmener, sa présence lui ayant fait perdre une bonne partie de son avant-midi.
– Est-ce que je me trompe ou est-ce que tu ne préférerais pas les carottes qu’on récolte et qu’on vend? À moins que les petites violonistes aux cheveux carotte ne soient encore plus appétissantes.
Stanislas eut un sursaut mais feignit de n’avoir rien entendu, se demandant comment Élisabeth avait pu le trahir. Il se désola en pensant que son coup de foudre était un souvenir qui, comme une vieille photo, pâlissait de jour en jour; il imaginait maintenant très mal les traits de Florence, encore moins bien la teinte exacte de sa chevelure. Il ne se souvenait clairement que de la texture de ses lèvres. Des lèvres moelleuses, véritables coussinets sur lesquels les siennes avaient aimé se poser. Jamais il n’oublierait la douceur des lèvres de Florence.
– C’est vrai qu’elle avait les cheveux roux, ta petite Montréalaise?
Il regarda son père, se demandant si celui-ci voulait lui faire des reproches, lui poser des questions retorses sur son été à Montréal – il le faisait depuis près de neuf mois –, n’osant croire que Florence pût l’intéresser vraiment.
– Si je te demande ça, c’est parce que je pense qu’un fils peut s’éloigner de son père, mais qu’un père n’est jamais loin de son fils.
Stanislas le regarda de nouveau. Son père avait un air guilleret qu’il ne lui avait jamais vu. Il lui fit un sourire un peu benêt, ne sachant comment interpréter son attitude. Son père avait toujours été imprévisible, boitillant d’une humeur à l’autre avec autant d’adresse qu’il se déplaçait. Jerzy le regarda à son tour et lui donna un coup de poing taquin sur l’épaule.
– Décris-la-moi. Est-elle très belle?
Jerzy comprenait l’étonnement de son fils, mais jamais il n’avait pensé que celui-ci, à quatorze ans, avait déjà rejoint le rang des hommes. Anna, pour lui faire comprendre qu’il était précoce, avait mis trois messes dominicales à lui faire remarquer la différence entre leur fils et les autres garçons du même
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