L'envol des tourterelles
porte afin d’empêcher le froid et l’étranger d’entrer chez lui.
– Nous nous connaissons?
– Non. Mais on m’a dit que vous cherchiez un bon homme pour vous aider.
Jerzy aurait voulu se jeter à genoux et crier haut et fort que la Providence l’avait entendu. Cette arrivée inopinée était en soi un miracle et il ouvrit enfin toute grande la porte, souhaitant la bienvenue à l’homme avant de lui serrer la main et de lui offrir ses meilleurs vœux. Il rangea son violon tout en observant l’individu à la dérobée. L’homme était costaud, mesurant près de deux mètres. Il avait cette chevelure drue et châtain pâle caractéristique de millions de Polonais; une mâchoire carrée, certainement sculptée au ciseau; des mains capables de se changer en râteau d’acier ou en pinces de fer, selon le besoin. L’homme lui sourit à pleines dents et Jerzy remarqua ses amalgames dorés. Ce détail attestait à lui seul les origines européennes de son visiteur.
– Mon nom est Casimir Fulmyk. Je suis au Canada depuis la fin de la guerre et je gagne ma vie comme ouvrier agricole. On m’a dit, à la
Coop
, que vous cherchiez quelqu’un.
– On vous a dit ça ce matin?
Casimir éclata d’un rire si profond que Jerzy ne put que l’imiter, entraîné dans une espèce de marée de bonne humeur.
– Quand même pas! Personne n’est assez zélé pour travailler le matin du jour de l’An!
Jerzy s’interrogea sur les raisons qui avaient conduit son visiteur sur le parvis de sa porte.
– C’est vrai que je veux engager quelqu’un, mais pas tout de suite. Peut-être au printemps si vous êtes toujours disponible.
Jerzy essayait de cacher son excitation. Il le fallait absolument. Anna, que le violon n’avait pas réveillée, l’avait été par le rire de Casimir et elle entra dans la cuisine sur la pointe des pieds. Casimir lui tournait le dos et Jerzy l’accueillit en tendant le bras vers celui-ci.
– Anna, je te présente Casimir. Il est arrivé par la cheminée avec une semaine de retard.
Casimir sauta sur ses pieds et arracha presque la main d’Anna tant il était empressé de la baiser.
– On m’avait dit que M me Pawulska était jolie, mais je croyais que les gens exagéraient. Je m’incline devant un jugement aussi judicieux.
Anna rougit de cette politesse trop expansive, mais la bonne humeur de Casimir lui semblait contagieuse et elle fut enchantée d’entendre Jerzy blaguer. Ils avaient terminé l’année 1965 dans la morosité, Sophie ayant donné à son père plus de soucis qu’il n’en aurait souhaité. La seule chose qu’il ne pouvait lui reprocher était ses résultats scolaires, tous excellents. Le reste du temps, elle était sur la sellette, et Anna et Stanislas souffraient de la voir sans cesseassise au banc des accusés. Sophie ne pouvait plus se vêtir, marcher, parler, sortir ou chanter comme elle le voulait. Il lui cherchait noise sans arrêt, au point que Stanislas, depuis quelques semaines, ne voyait plus en son père qu’un trouble-fête de la pire espèce. Anna languissait de retrouver le jeune Polonais dont elle s’était entichée, celui qui s’était ému de voir flotter les couronnes de fleurs à la Saint-Jean, qui lui avait demandé d’allumer une bougie devant la stèle de son père à chaque mois de novembre et qui avait toujours caché son amertume derrière un écran d’humour. Peutêtre était-ce cela, l’âge l’évanouissement des rêves, la perte de l’insouciance, la disparition du pardon. Parce que Jerzy pardonnait de moins en moins. Il exigeait de tous la perfection alors que lui-même ne semblait pas s’améliorer.
– Nous pouvons vous inviter à vous joindre à nous pour le repas et la fête, Casimir?
– Je vous en prie. Je reconnais ici, enfin, l’accueil et la gentillesse des gens du pays.
L’émoi de Casimir était manifeste; aussi, pour se donner une contenance, se tapa-t-il la cuisse avant d’accepter avec joie, ce qui fit terriblement plaisir à Jerzy. Quant à Anna, le son que fit la claque la convainquit que Casimir n’avait pas de peau sur la cuisse, mais de la couenne. Malgré l’heure matinale, Jerzy alla chercher la bouteille de vodka et invita Anna à mettre sur la table tout ce qu’elle pouvait trouver dans le garde-manger. Anna les fit passer au salon avant de couvrir la table d’une de ses plus jolies nappes, puis elle alla réveiller les enfants, leur annonçant qu’il venait de se produire une chose
Weitere Kostenlose Bücher