L'envol des tourterelles
caché par des armées de flocons qui n’avaient de cesse dans leur déchaînement qu’en touchant le sol. Jerzy était agacé par ce temps. Debout devant la fenêtre du salon, il grommelait sans arrêt que c’était ce qu’il détestait le plus dans ce pays. Il reconnut à peine ses deux enfants lorsqu’il les aperçut, tant ils étaient couverts de neige, les cheveux, les sourcils et les cils aussi blancs que ceux d’un vieillard.
– Maudit pays! Hier, on pensait que le printemps était arrivé, et aujourd’hui on ne voit que l’enfer blanc. Maudit pays! Pourquoi est-ce que vous n’avez pas mis vos capuchons?
La nuit hurla de peur et de froid. Le vent s’immisçait par toutes les fentes des fenêtres et des portes, par toutes les lézardes du crépi, faisant gémir la maison sur une note si lugubre que Jerzy ne put dormir et reprit son poste d’observation devant la fenêtre du salon. Avant que le 4 mars n’ait eu trois heures, les fenêtres étaient bouchées sur quarante centimètres, les escaliers avaient disparu, le perron était invisible. On ne pouvait plus ouvrir la porte, celle-ci étant carrément bloquée.
Le soleil se leva, mais personne n’en eut conscience. Ils étaient tous à table, Anna un tantinet inquiète, Stanislas et Sophie heureux d’avoir un jour de congé, Casimir racontant des histoires à faire peur et à faire rire. Quant à Jerzy, il avait ouvert la radio. Les bulletins spéciaux se succédaient et ils apprirent que le vent soufflait à plus de cent kilomètres à l’heure.
Après le lunch, Anna demanda candidement la permission d’aller s’étendre, ce qui inquiéta Jerzy. Stanislas monta à sa chambre pour terminer un travail, suivi immédiatement de Sophie qui traînait sa radio portative. Jerzy et Casimir demeurèrent seuls dans le salon, les oreilles tendues pour entendre les nouvelles. Le soleil s’était recouché sur une ville blanche et dodue, complètement paralysée, et où même la Bourse des céréales était demeurée silencieuse pour la première fois en soixante ans. Ils allumèrent la télévision et virent la rage du blizzard, qui leur donna l’impression de vouloir chercher ses victimes dans les maisons et les édifices. Casimir éclata d’un incontrôlable fou rirequand il vit des gens agiter la main depuis les vitrines du magasin Eaton, montrant un lit et faisant comprendre que c’est là qu’ils dormiraient. Pour une fois, Jerzy le regarda sans rire, et sans même sourire, se demandant ce qu’il pouvait y avoir de drôle de vivre dans un pays qui n’était qu’un enfer blanc.
19
L’édifice était situé rue de la Commune et le soleil allumait ses fenêtres en demi-teintes, selon qu’elles étaient grasses ou nettoyées. Jan tenait le bras de Michelle alors qu’elle lui indiquait les fenêtres qui seraient celles de son bureau. Nicolas les suivait en maugréant, trouvant plus que désagréable, à son âge, d’être tenu de suivre ses parents alors qu’il avait promis à un de ses copains d’aller chez lui pour écouter de la musique.
L’entrepôt se trouvait derrière les quais, sur lesquels donnaient les grandes portes où les ouvriers pouvaient vider les remorques des camions. Ils traversèrent la rue et Jan ne se rendit pas compte qu’il pressait un peu trop le bras de Michelle, qui agita un peu l’épaule pour qu’il s’en aperçoive.
– Tu es inquiet, Jan?
– Non, pas du tout.
– Mais oui, papa. Ça paraît.
Jan se racla la gorge avant d’avouer l’être un peu. Après qu’il eut acheté sa huitième épicerie, à l’aide d’un emprunt qu’il trouvait impressionnant, Michelle lui avait fait prendre conscience que le temps était venu pour lui d’avoir son propre entrepôt. Il fallait que celui-ci fût situé non loin des centres d’approvisionnement et des abattoirs, assez près du port et des gares à causedes denrées importées, et à distance de marche de ce nouveau métro qui devait ouvrir sous peu, afin de faciliter le transport des employés. Lui-même, croyait-elle, l’utiliserait les matins de mauvais temps.
Jan hésita avant de traverser, trouvant peut-être prématurée une telle démarche, d’autant plus que Michelle l’emmenait visiter non pas des lieux aménageables mais un entrepôt rempli de denrées où s’approvisionnaient plusieurs de ses concurrents. L’idée d’une expansion aussi rapide ne lui déplaisait pas, mais il se demandait si un épicier de trente-sept ans, immigré
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