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L'envol des tourterelles

Titel: L'envol des tourterelles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arlette Cousture
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discuter. M. Levy, qui avait servi d’intermédiaire tout au long de la négociation, lui avait dit en souriant qu’ils avaient été heureux d’apprendre que son fils aimait les trains. Eux-mêmes les aimaient beaucoup, d’autant plus que leur frère aîné avait travaillé à la construction du Transcontinental, réseau ferroviaire du Canadien National reliant l’est et l’ouest du Canada, et que le seul voyage qu’ils s’étaient permis dans toute leur vie avait été pour assister à ses funérailles à Vancouver en 1950. Jan pensa que ces deux vieux juifs, qui devaient avoir soixante-dix ans à l’époque, avaient peut-être été dans le même train que lui lorsqu’il était venu du Manitoba.
    Le notaire fit circuler les cinq copies de l’acte de vente, dont les frères mirent un temps fou à parapher toutes les pages. Le carrousel s’arrêta enfin et le notaire vérifia scrupuleusement si chacune des pages portait leurs initiales. Il en fit enfin une pile bien nette et leur dit qu’ils recevraient leurs copies aussitôt qu’elles seraient reliées, soit le lendemain.
    – Vous comprendrez que je ne pouvais exiger de ma secrétaire qu’elle travaille un dimanche.
    Les quatre hommes acquiescèrent et l’aîné des frères se leva si lentement que Jan ne put s’empêcher d’aller lui tenir le bras pour l’assister. Il fut remercié chaleureusement, ce qui l’agaça un peu. Les hommes étaient conformes à ses souvenirs : trop exubérants. Mais il passa outre à son sentiment en voyant le vieux sortir son mouchoir pour s’en éponger le front, puis enlever ses verres pour presser le morceau de tissu sur ses yeux pendant de longues minutes avant de demander à son frère s’il était prêt.
    Ils s’engagèrent bras dessus, bras dessous et Jan vit qu’ils regardaient le bureau du notaire comme s’ils ne le reverraient jamais. Il se jura qu’il ne se trouverait pas à l’entrepôt quand ils en sortiraient tous les deux pour la dernière fois, ce qui devait se produire le vendredi suivant. La prise de possession avait été devancée parce que l’un des frères ne se sentait pas bien, disaient-ils.
    Jan ne savait pourquoi mais il avait envie d’arriver à l’entrepôt à pied et cravaté. Il voulait rencontrer tous ses nouveaux employés un à un. Il stationna donc dans la rue McGill, près de l’ancienne gare des tramways, et marcha jusqu’à la rue de la Commune. Le soleil étaitradieux et il se sentait tellement heureux en pensant à l’avenir qui avait commencé à se dessiner qu’il entra presque en sautillant dans les bureaux. La secrétaire le toisa en lui demandant s’il avait rendez-vous, puis, lorsqu’il s’identifia, elle éclata en sanglots et s’enfuit vers les cabinets. Il frappa à la porte du bureau des frères Cohen et une voix étouffée le pria d’entrer.
    – Bonjour, monsieur Aucoin. Nous avons terminé. Tous nos papiers personnels sont déjà partis.
    – Bonjour, monsieur Cohen. Vous êtes seul ?
    – Mon frère aurait aimé être ici, mais cela lui a été impossible. Je me suis permis de décrocher les deux cadres, ce qui vous obligera soit à cacher les taches pâles sur le mur par d’autres tableaux, soit à repeindre. Faites ce que vous voulez. Quant à moi, je crois que je…
    Il ne termina pas sa phrase, conscient que son opinion n’avait plus aucune espèce d’importance dans ces bureaux que lui et son frère avaient occupés pendant exactement soixante-neuf ans et trois mois. Encore une fois, il sortit son mouchoir, qu’il ne déplia pas avant de s’en tapoter les paupières. La boule de tissu chiffonnée était aussi grise que son teint. Jan sentit son cœur se contracter. Le pauvre vieux était trop chagrin et se sentait incapable de tirer le rideau sur sa vie. Jan se demanda comment il serait lui-même quand il remettrait les clefs de son entreprise à Nicolas et à Stanislas. Il était clair pour lui que celle-ci lui survivrait. Ce pays, s’il avait peu de passé, était le pays des lendemains. Les pauvres Cohen n’avaient ni fils, ni neveux, ni nièces. C’étaient un peu des Favreau. Avec kippa. Le vieux continuait de se tamponner les yeux et Jan sut que son mouchoir était humecté de chagrin et non de vieillesse.Il ne savait cependant comment le regarder, conscient que l’autre serait gêné s’il le fixait dans les yeux et offusqué s’il l’évitait. Abraham, car c’est ainsi qu’il se prénommait, lui indiqua un fauteuil et

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