L'envol du faucon
particulier n'avaient fait que croître depuis son retour ignominieux au Siam. Il avait été piqué au vif par un avertissement du Pra Klang qui lui exprimait son mécontentement devant son absence au banquet donné à Bangkok en l'honneur de la délégation française. On l'avait informé qu'il s'agissait d'un manque-ment grave à l'étiquette, au moment où Sa Majesté avait clairement défini la politique du pays : montrer la plus grande courtoisie envers les visiteurs. Son absence avait été très remarquée, elle avait fait lever plus d'un sourcil et conduit à des demandes d'explication répétées de la part des ambassadeurs français. Kosa bouillait de rage. Ce bêcheur de Pra Klang avait en fait eu le culot de conseiller au roi de réduire le nombre de ses marques de dignité et de le rétrograder à la deuxième classe des mandarins ! Son chapeau conique n'avait plus que deux anneaux. Il avait été publiquement humilié dans son propre pays par un farang !
« Mes Seigneurs, dit-il en refrénant son émotion, notre honorable président a bien exprimé les choses. Il ne me reste guère qu'à vous parler de mon expérience personnelle des farangs français avec lesquels j'ai passé un an dans leur capitale, Paris. C'est une ville aussi grande qu'Ayuthia ; ses monuments et ses temples ne manquent pas de beauté une fois que l'on s'est habitué à 1 etrangeté de leurs formes. Leurs maisons sont construites en pierre au lieu de bois et ne peuvent pas être démontées et reconstruites ailleurs comme les nôtres. Leur principale rivière, la Seine, n'est qu'un ruisseau en crue comparé à notre grand Chao Phraya, et ils n'ont guère de canaux mais disposent à la place d'étroites rues pavées. Pour le transport, ils utilisent des voitures tirées par des chevaux au lieu de bateaux. La rigueur de leur climat et la dureté du revêtement de leurs rues forcent tout le monde, hormis les plus pauvres, à porter aux pieds ce qu'ils appellent des souliers. J'ai vu là-bas une pauvreté extrême, comme aucune administration bouddhiste n'en tolérerait ; cependant, pour être juste, je dois signaler que la rigueur de leur saison froide fait qu'ils ont des besoins beaucoup plus importants que les nôtres. Il leur faut plusieurs épaisseurs de vêtements et beaucoup de bois pour avoir chaud, et des abris bien plus grands pour sur-vivre aux vents glacials. Pendant la saison la plus terrible, les eaux de leurs rivières durcissent de telle sorte qu'on peut marcher dessus. La pluie devient blanche et le sol se couvre d'une substance appelée neige, qui est trop froide pour que l'on puisse même la toucher. Ils ne peuvent pas se laver dans la rivière comme nous le faisons plusieurs fois par jour, car l'eau est trop froide, ils ne peuvent pas accrocher leur panung au soleil pour le faire sécher, car le soleil ne chauffe pas leur pays comme le nôtre. » Le nez de Kosa se plissa de dégoût. « Par conséquent, les pauvres prennent rarement des bains, tandis que les riches s'inondent de parfums pour cacher leur mauvaise odeur.
« Non, mes Seigneurs, ces gens ne connaissent pas comme nous le bonheur d'une vie facile. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils essaient de conquérir d'autres pays. Ils passent leur temps à faire la guerre, mais même leurs guerres sont différentes des nôtres. Ils se battent pour tuer et non comme nous pour capturer des esclaves. Ils utilisent des armes à feu et des chevaux au lieu de harpons et d'éléphants, et, là où après un combat acharné nous pourrions trouver dix morts sur le champ de bataille, ils en massacrent des milliers. Et alors que notre gracieux roi ne mobilise ses hommes qu'en cas de nécessité, leur roi Roui a une armée permanente de deux cent mille hommes, la plus importante d'Europe. »
Kosa s'interrompit et ses yeux noirs s'étrécirent. « C'est une partie de cette grande armée, mes Seigneurs, qui a débarqué sur nos rives. Nous ne devons pas sous-estimer sa force, ni la bassesse de ses intentions. On ne fait pas entrer un crocodile affamé par la porte de devant. Et si ces gens nous sont inférieurs sur le plan spirituel, ils nous sont supérieurs en matière de science et d'armement. Vous pouvez être sûrs que ces farangs sont ici dans un but précis et que ce but n'est pas pacifique. Bien que j'aie été reçu en France avec beaucoup de faste et de curiosité en ma qualité de représentant du Seigneur de la Vie, j'ai discerné sous toutes ces
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