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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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cou ; ses cheveux me voilaient les yeux, je ne
respirais plus que son souffle brûlant, humide et parfumé. Je ne pensais pas à
elle. Elle ne pensait pas à moi. Nos corps n’existaient pas pour nous. Mais ils
existaient soudain pour eux-mêmes, réchauffés par la colère. Jamais auparavant
je ne m’étais senti homme, jamais je ne l’avais sentie femme. Elle avait
trente-deux ans, l’âge d’être grand-mère, mais son visage était sans ride et sa
chevelure noir de jais. Je n’osais plus bouger, de peur de me trahir, ni
parler, de peur de l’éloigner, ni même ouvrir les yeux, de peur d’avoir à
reconnaître que j’étais enlacé à la seule femme qui me fût rigoureusement
interdite, celle de mon père.
    Où voguait son esprit en ces instants ? Se
sentait-elle glisser comme moi vers l’engrenage du plaisir ? Je ne le
crois pas. Était-elle seulement engourdie, tuméfiée corps et âme ?
Avait-elle besoin de s’agripper au seul être qui partageât son angoisse ?
Je ne le saurai jamais, car jamais nous n’en avons parlé, jamais rien dans nos
mots ni dans nos gestes n’a voulu rappeler qu’un moment a existé où nous étions
homme et femme noués par les doigts impitoyables du Destin.
    Il lui revenait de se dégager. Elle le fit
imperceptiblement, avec ces mots de tendre éloignement :
    « Va, Hassan mon fils, Dieu nous aidera. Tu
es le meilleur frère que Mariam puisse avoir ! »
    Je courus, comptant mes pas à mi-voix pour que mon
esprit ne s’occupe de rien d’autre. Jusqu’à la maison de Khâli.
     
    *
     
    Mon oncle m’écouta sans sourciller, mais je le
sentis affecté, plus que je l’aurais pensé, vu l’absence totale de rapports
entre ma sœur et lui. Quand j’eus terminé mon récit, il m’expliqua :
    « Le cheikh des lépreux est un homme puissant
dans cette contrée. Lui seul est habilité à retirer de Fès les personnes
contaminées, lui seul a autorité sur les habitants du quartier. Peu de cadis
osent s’opposer à ses décisions, et le sultan lui-même s’avise rarement de s’immiscer
dans son macabre domaine. De plus, c’est un homme extrêmement riche, car
beaucoup de croyants laissent en mourant des propriétés au bénéfice du
quartier, soit parce que le mal a éprouvé leur famille, soit parce qu’ils ont
été apitoyés par la vue de ces malheureux. Et c’est le cheikh qui gère tous ces
revenus. Il en utilise une partie pour procurer aux malades logement,
nourriture et soins, mais il lui reste des sommes importantes qu’il emploie à
toutes sortes de trafics pour accroître sa fortune personnelle. Il est fort
possible qu’il soit associé au Zerouali dans quelque affaire, et qu’il ait accepté
de lui rendre service pour lui permettre de se venger de nous. »
    J’avais clairement entendu mon oncle dire
« nous » ! Ma surprise ne lui échappa pas.
    « Tu sais depuis longtemps ce que je pense de
la passion de ton père pour cette Roumiyya. Il a perdu la tête un jour,
parce qu’elle avait failli l’abandonner, parce qu’il avait estimé que son
honneur était en jeu, parce qu’il voulait, à sa façon, prendre une revanche sur
les Castillans. Depuis, il n’a jamais retrouvé son bon jugement. Mais ce qui
vient de se passer ne concerne ni Mohamed ni Warda, ni même cette infortunée
Mariam ; c’est toute la communauté grenadine de Fès qui est bafouée par le
Zerouali. Nous devons nous battre, même pour la fille de la Roumiyya. Une communauté se désintègre dès qu’elle consent à abandonner le plus faible de
ses membres. »
    Peu importaient ses arguments ; son attitude
me redonnait espoir.
    « Crois-tu que nous pourrons sauver ma
sœur ?
    — Demande au Très-Haut de te procurer l’espoir
et la patience ! Nous aurons à nous battre contre des personnages
puissants et diaboliques. Tu le sais, le Zerouali est un ami du sultan.
    — Mais, si Mariam doit vivre longtemps au
quartier, elle finira par devenir réellement lépreuse.
    — Il faut aller la voir, lui dire de ne pas
se mêler aux autres, lui apporter à manger de la chair de tortue, qui aide à
combattre le mal. Et surtout, qu’elle garde constamment sur le visage un voile
imbibé de vinaigre. »
    Je rapportai ces propos à Warda. Elle se procura
les produits indiqués, et quand mon père retourna en ville, quelques jours plus
tard, elle alla avec lui aux confins du quartier. Un vigile appela Mariam, qui
vint les voir. Elle semblait dépassée, accablée,

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