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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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hagarde, les yeux rouge sang
dans une face livide. Un cours d’eau la séparait de ses parents, mais ils
purent lui parler, lui promettre une délivrance prochaine, lui faire leurs
recommandations. Ce qu’ils voulaient lui faire parvenir, ils le confièrent au
garde, en lui glissant quelques dirhams dans la main.
    À leur retour, je les attendais devant la porte.
Mon père fit mine de ne pas me voir. Je mis un genou à terre et lui pris la
main, que je collai à mes lèvres. Au bout de quelques longues secondes, il la
retira, la passa sur mon visage, puis sur ma nuque qu’il tapota. Je me relevai
et me jetai dans ses bras.
    « Prépare-nous à manger, lança-t-il à Warda,
la voix cassée. Nous avons besoin de discuter. »
    Elle s’empressa.
    En fait de discussion, ni lui ni moi ne dîmes
grand-chose. À cet instant, l’important était de rester ainsi ensemble, d’homme
à homme pour la première fois, assis sur la même natte, plongeant la main de la
même façon dans le même plat de couscous. Les fiançailles de Mariam nous
avaient brouillés ; son supplice avait hâté notre réconciliation. Il
allait également rapprocher Mohamed de la famille de ma mère.
    Ce soir-là, Khâli vint à la maison de mon père
dont il n’avait pas franchi le seuil depuis notre arrivée à Fès, dix ans plus
tôt. Warda le servit comme un hôte de marque, lui offrit du sirop d’orgeat et
plaça devant lui une immense corbeille pleine de raisins, d’abricots, de poires
et de prunes. En échange, elle obtint sourires bienveillants et paroles de
réconfort. Puis elle se retira derrière une porte pour nous laisser discuter.
     
    *
     
    Le reste de l’année se passa tout entier en
inlassables démarches et en interminables conciliabules. Parfois, quelques
personnes extérieures à la famille se joignaient à nous, apportant leurs
conseils et partageant nos déceptions. C’étaient des Grenadins pour la plupart,
mais il y avait également deux de mes amis. L’un était Haroun, bien entendu,
qui allait bientôt faire sien mon problème, au point de m’en déposséder. L’autre
s’appelait Ahmed. Au collège, on le surnommait le Boiteux. En évoquant son
souvenir, je ne peux empêcher ma plume de suspendre son sinueux grattage et de
rester un moment songeur et perplexe. Jusqu’à Tunis, jusqu’au Caire, jusqu’à La
Mecque, jusqu’à Naples même, j’ai entendu parler du Boiteux, et j’en suis
toujours à me demander si cet ancien ami laissera quelque trace dans l’Histoire,
ou bien s’il traversera la mémoire des hommes comme un nageur audacieux
traverse le Nil, n’en modifiant ni le cours ni la crue. Mon devoir de
chroniqueur est cependant d’oublier mes ressentiments pour raconter, le plus
fidèlement possible, ce que j’ai connu d’Ahmed depuis le jour où il est entré
pour la première fois en classe, cette année-là, accueilli par les rires et les
sarcasmes des étudiants. Les jeunes Fassi sont impitoyables pour les étrangers,
surtout s’ils semblent arriver tout droit de leur province natale, et surtout s’ils
traînent quelque infirmité.
    Le Boiteux avait promené ses yeux dans la salle,
comme pour inscrire chaque sourire, chaque rictus, puis il était venu s’asseoir
à côté de moi, soit parce que c’était pour lui la place la plus accessible,
soit parce qu’il avait vu que je le regardais autrement. Il m’avait serré
vigoureusement la main, mais ses mots n’étaient pas un simple salut :
    « Comme moi, tu es étranger dans cette
maudite ville. »
    Le ton n’était pas interrogateur, la voix n’était
pas basse. Je regardai autour de moi, gêné. Il me relança :
    « N’aie pas peur des Fassi, ils sont trop
bourrés de savoir pour garder le moindre courage. »
    Il criait presque. Je me sentais embarqué à mon
corps défendant dans une rancœur qui n’était pas la mienne. Je tentai de m’en
sortir, la voix badine :
    « Comment dis-tu cela, toi qui viens chercher
le savoir dans une médersa de Fès ? »
    Il eut un sourire condescendant.
    « Je ne cherche pas le savoir, car il
alourdit les mains plus sûrement qu’une chaîne. As-tu jamais vu un docteur de
la Loi commander une armée ou fonder un royaume ? »
    Pendant qu’il parlait, le professeur entra, la
démarche lente, la silhouette majestueuse. Par respect, toute la classe se
leva.
    « Comment veux-tu qu’un homme se batte avec,
sur la tête, cette chose branlante ? »
    Je regrettais déjà qu’Ahmed

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