L'épervier de feu
une telle infamie… Je sais son nom : Rosamonde.
Barbeyrac exprima doucement sa pensée :
— Souvenez-vous, compères : c’est Rosamonde qui a guéri Élie de Saint-Gilles, quand il fut malade à mourir, en lui faisant boire un breuvage composé de neuf herbes.
— Ce breuvage, Étienne, fut un bain. Élie ne le but pas, mais s’y trempa longuement sous les yeux de la vierge, ce que Rosamonde n’est plus, j’en jurerais.
— Soit, Ogier… Mais qu’importe. Tu sembles indécis…
— Je le suis. Et je ne m’emploierai à la sauvegarde de cette dame que si je l’entends jupper [54] . Je me refuse, amis, à ce que notre aide ait l’apparence d’un rapt. Cet homme est certainement puissant…
— Elle loge dans la chambre près de la mienne, précisa Saveuse.
— Tout est dit, fit Barbeyrac entre deux grosses lampées. Je vide mon gobelet à la santé de Rosamonde et à la réussite de notre dessein.
— Des seins qu’elle a fort beaux, dit Saveuse, rêveur.
Deux chandelles brûlaient dans la chambre d’Ogier. Adossé contre la porte, il observait ses compères assis sur le lit et absorbés dans une parlure à voix basse.
Ils étaient montés dès le départ de Rosamonde et de son époux, silencieusement comme ce couple mal apparié dont Saveuse souhaitait la dissension. Pour ne pas effaroucher sa femme, l’homme avait pris une chambre vis-à-vis de la sienne. Bientôt, il frapperait à l’huis. Si le verrou était mis, il le ferait sauter d’une seule épaulée.
Aucun bruit. Ogier sentait la maison ensommeillée se réduire aux seules dimensions de sa chambre et de celle de Rosamonde. Dehors, une nuit brumeuse dont la traversée pouvait être mortelle – comme d’ailleurs le jour qu’elle enfanterait.
— Bon sang de merde, soupira-t-il, avions-nous besoin d’une telle rencontre ?
Ni Barbeyrac ni Saveuse ne lui fournirent une réponse.
Il faisait froid. Une mince lame d’air glacé s’insinuait sous le châssis de la fenêtre. La faible lueur des chandelles n’atteignait pas les angles de la pièce où l’obscurité semblait s’épaissir. Tout prenait un air revêche, même les visages de Loïs et d’Étienne ; même celui de l’Homme cloué sur la Croix, au-dessus du lit ; un visage de bois gros comme une noisette.
— Il va y aller… dit Saveuse.
Dans la chambre contiguë, le pas vif du mari de Rosamonde trahissait son impatience. Il était aisé de l’imaginer, le front bas, les épaules rentrées comme un taureau prêt à l’attaque ou à la saillie.
Un bruit : la retombée d’une clenche sur son mentonnet. Il y eut, ensuite, quelques coups contre l’huis de chêne épais, verrouillé de l’intérieur.
— Ouvrez-moi, Rosamonde !… Cessez la simagrée !
Les frappements prirent de la force et l’injonction redoubla.
Saveuse et Barbeyrac se levèrent. Ogier, l’oreille contre le châssis de la porte, entendit le drapier haleter. L’on eût dit qu’il parvenait au terme de l’étreinte à laquelle il prétendait.
« Avons-nous le droit de l’en priver ? Il a reçu, et elle aussi, le sacrement de l’Église. »
Ogier, perplexe, se détourna de ses compères prêts à s’élancer.
L’homme marcha puis cessa, hésitant à revenir devant le logis condamné.
— On ne sait pas son nom à ce porc ! dit Saveuse. Holà ! Argouges, te sens-tu mal ?
Ogier s’était laissé choir sur le lit. Un attentat contre la beauté allait se commettre. Il avait l’occasion de s’y opposer mais n’en ressentait pas la nécessité. Saveuse et Barbeyrac se posaient en justiciers, or, c’était indûment qu’ils allaient secourir la belle. Ils se réjouissaient de se montrer bons et charitables envers une créature dont, après tout, les charmes pouvaient distiller du venin. Il recouvrait en eux, soudain, cette jactance des prud’hommes qui l’avait tant incommodé avant et pendant les batailles. L’inconnu ne lui avait nui en rien. Saveuse et Barbeyrac allaient démanteler ses rêves, ses désirs, ses ambitions, son orgueil alors qu’il n’avait commis à leur égard aucun acte attentatoire.
— Il est dans de beaux draps, compères, ce drapier. À quoi bon aggraver sa vergogne !
La face hautaine, déplaisante, du marchand dissimulait peut-être des sentiments élevés. La beauté, chez les hommes et les femmes n’était pas toujours garante de qualités de cœur insoupçonnables chez les laids.
— Laissez-les s’affronter et
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