L'épervier de feu
d’un remuement de tête ; puis, après s’être concertés d’un coup d’œil :
— Il faut emporter Loïs dans la cour. Demain, avec du fourrage et du bois, nous ferons un bûcher où nous le jetterons… sans lui adjoindre ceux du château.
— Tu as raison, Étienne. Ce soir, mettons-le seulement dehors, loin du seuil, puis occupons-nous des chevaux… Ils ont peur, dirait-on. Vois comme ils sont troublés. Nous devons avoir suffisamment de courroies pour les enjarreter [74] tous les quatre.
Quand les roncins furent entravés, Ogier, déjouant les manœuvre de Rosamonde, tira son arc de son fourreau de cuir, y assujettit une corde et en éprouva la souplesse. L’if n’avait pas souffert de l’humidité ; le chanvre soigneusement tressé par Shirton avait la fermeté d’un fil d’acier. Quant aux sagettes, leurs empennes étaient intactes et leurs pointes brillaient autant que des joyaux.
— Espères-tu en faire usage ?
— Demain… Je dissuaderai nos poursuivants d’estuper [75] nos mouvements.
Barbeyrac proposa sans paraître à son aise :
— Rendons à Franque-Vie son épouse et partons !
— Non ! Non ! s’écria Rosamonde en lui jetant son flambeau à la tête.
Elle chut à genoux devant les deux compères qu’elle empoigna, l’un au mollet, l’autre à la cheville, en versant des pleurs qui sans doute étaient vrais.
— Ne m’abandonnez pas !… Pitié ! Pitié, messires !
Barbeyrac se dégagea le premier ; Ogier fut dessaisi sans qu’il eût protesté. Les rats s’enhardissaient dans l’ombre : leurs couinements se mêlaient aux sanglots de la désespérée, aux sabotements des chevaux et aux plaintes infatigables du vent.
Ogier touchota Rosamonde à l’épaule :
— Relevez-vous. Allons, dame, relevez-vous. Nous ne sommes point des saints devant lesquels on se prosterne… Je n’ai pas l’intention de vous restituer à votre époux. Toutefois, sachez-le : si nous trouvons une cité où votre vie… je veux dire votre santé ne me semblera pas menacée, je vous y laisserai sans le moindre regret.
Elle se releva. Elle baissait la tête. Il demeura immobile, muet, gêné, devinant sous la pâleur d’un front toujours pur une confrontation de pensées diverses, maussades et passionnées. Leurs regards enfin se pénétrèrent ; il découvrit dans celui que la belle rivait au sien, une lueur qui n’était ni de soulagement ni même de reconnaissance. Était-ce donc le feu d’un persistant dépit ?
Longtemps, ils s’observèrent, incapables de sonder les profondeurs de leur âme ; enfin, le visage de l’insensée s’amollit ; tel un rapide coup de couteau, un sourire éclaira sa bouche.
— Soit, dit-elle en effaçant ses larmes du bout des doigts. J’accepte de vous quitter ainsi…
Barbeyrac s’était reculé.
— Dommage, dit-il, que nous ne puissions faire une bonne flambée. Je n’aime pas ces lieux… ni ces hommes, là-bas !
— Les craindrais-tu ?
Ramassant le flambeau jeté par Rosamonde, Ogier, d’un souffle, en activa la flamme. Il partit éclairer longuement les statues afin de conjurer leur éventuelle malveillance. Il allait lentement, les défiant de l’œil, persuadé qu’il ne s’en repentirait pas tant son audace était fondée.
— Les Neuf Preux… J’aurais dû y penser… Ce sont eux !
Il les considéra d’aussi près que possible. La flamme qui dansait au bout de son poing conférait à chacun d’eux une animation à la fois externe et interne. Elle illuminait et vivifiait des yeux hagards, arrachait un frémissement aux bouches et narines figées sur des respirations d’un autre âge ; elle ne se satisfaisait pas d’entretenir l’illusion que ces hommes vivaient d’une vie extraordinaire : elle attestait de leur présence physique et de leur intérêt pour les événements présents auxquels ils assistaient et dont peut-être ils revendiquaient la naissance et le déploiement lugubre. Comme ensorcelée par la braise rouge, vivante, qui les révélait, leur substance minérale se faisait chair, esprit. Ils dominaient de toute leur splendeur légendaire ces trois humains bien vivants qui leur avaient offert le spectacle d’une discorde tragique.
Ogier recula d’un pas, subjugué par la transmutation qui s’opérait dans ces corps froids et figés, ces regards peints, ces lèvres prêtes à lui dicter un commandement. Il dit, sans s’étonner que sa voix fût changée :
— Regarde,
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