Les amants de Brignais
malandrins se rassirent. Tristan sentit son front se tremper de sueur : prochainement, d’autres hardiesses allaient suivre. Plus le temps passait, plus la morisque prenait une allure effrénée, plus il redoutait une espèce d’orage dont Oriabel serait éclaboussée. Il s’aperçut que le soleil tombait : les murs s’obombraient, ainsi que le pavement à l’extérieur de l’espace où évoluaient les jongleuses.
« Tiens, Héliot revient, se dit-il. Qu’est-il allé faire ? »
Une abominable amertume lui empâtait la gorge quand la gambade cessa. Comme frappées d’un même coup de fouet, les danseuses tombèrent au sol, face en avant, croupes en l’air tandis qu’un chalumeau, tout d’abord strident, modulait une sorte de miaulement sauvage. Il y eut au-dehors une sonnerie de trompes et l’huis s’ouvrit. Une femme apparut, nue, éplorée, soutenant un plat rond. Tristan sentit les petits ongles d’Oriabel percer sa paume.
– Pauvre dame !… Sa hautaineté doit souffrir !
– On dirait que tu la connais, de la façon dont tu en parles !
– Pourquoi porte-t-elle ainsi ce plateau d’argent puisqu’il est vide ?
Nouvelle Tard-Venue ou bien otage en sursis de sévices, l’arrivante s’avançait lentement, l’air humble plutôt qu’apeuré, sa luant par de courtes inclinations de la tête, insensible apparemment aux sifflets et aux rires. Elle avait des seins gros mais fermes, des hanches fines, des cuisses vigoureuses. Sur le lait de sa chair moussait un peu d’or sombre. Tristan cessa de l’observer, trouvant son intérêt désagréable à Oriabel dont il avait senti le regard sur sa joue.
– Comment tu la juges ?
– Moins belle que toi.
La vénusté de cette femme le laissait d’autant moins indifférent qu’elle ressemblait à la déesse installée dans le gynécée de Perrette Darnichot, laquelle, sans doute, se fut complu dans cette fête.
– C’est tout ce que tu en penses ?
– Oui, m’amie. Je ne sais si elle est à plaindre ou à remirer (273) .
Il eût pu cependant ajouter que cette beauté plus très jeune devait avoir eu beaucoup d’empire sur ses ravisseurs puisqu’il semblait qu’elle les eût privés jusqu’à ce jour de l’audace d’en jouir.
Elle retint mal un cri en apercevant Oriabel. Cri de rage d’être livrée sans rien sur le corps aux regards d’une jouvencelle qu’elle assimilait, sans doute, à toutes les follieuses de la truanderie de Brignais, tandis que Thillebort hurlait :
– Debout les jungleresses ! Vous savez ce qu’il vous faut faire !
Elles se relevèrent pour courir entourer l’officiante. Toutes détachèrent leur escarcelle, l’ouvrirent et vidèrent son contenu sur le plateau d’argent.
Tristan sentit son cœur cogner outrément sa poitrine tandis que, sur sa paume, il percevait, violents, les battements de celui d’Oriabel. Il souhaita une fin brève, définitive, à ce spectacle. Tout l’opprimait : ses poumons pesants, ses yeux qui le picotaient, l’odeur presque sanieuse des viandes et le faguenas (274) des convives. Tiercelet observait, sourcils froncés ; Bagerant souriait, l’air halluciné.
– Allez, Mathilde, va les lui offrir ! dit la danseuse à queue-de-cheval. Il va jouir, tu verras, en voyant ces trophées !
Le dépositaire, c’était Thillebort.
D’un pas qui chancelait, le menton haut, le regard au plafond, la prisonnière insoucieuse de sa nudité s’approcha du malandrin. Il parut évident à Tristan qu’elle avait vu le contenu du plateau et se refusait à une vision seconde. L’œil du routier, humide de chassie, scintillait comme une carapace d’escargot – hanneton ou bousier – sans que sa paupière eût un frémissement. Il y avait dans la ferme concentration de ses traits, dans le serrement de ses mains, de part et d’autre de son écuelle, l’expression d’une puissance sereine, gloutonne. Et victorieuse.
Les taroles bourdonnèrent quand la porteuse, farouche et craintive à la fois, lui présenta ce qu’elle avait tenu aussi respectueusement qu’un tabernacle. Tristan, quasiment hébété par les fiévreux remous de sentiments contraires – mépris, tristesse, compassion envers Oriabel mais aussi envers la captive ; hargne l’être impuissant et curiosité – entendit s’ébaudir le borgne, puis ses voisins penchés au-dessus du plateau, et enfin les filles follieuses.
– Qu’est-ce donc, Bagerant ?… Je devine que tu le
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