Les amants de Brignais
de l’âme de ce sergent alors qu’il l’avait aussi affreuse que sa tête !… Vous avez tout d’un preux, si vous voulez savoir !
Dans la bouche d’un damoiseau de Cour, qui l’eût sans doute prononcé avec plus de rondeur que de sincérité, ce compliment n’eût offert aucun intérêt ; dans celle de cet homme puissant et prompt en toute chose, Tristan lui trouva une particulière saveur.
Ils parlèrent peu, ensuite. Quand la forêt cessa de les envelopper, ils avancèrent d’un bon train, mais prudemment, contournant de loin les villages et les hurons occupés aux champs. Alors que la vesprée s’annonçait, Tristan, les yeux clignés pour tempérer les feux du soleil, désigna quelque chose de blanc sur une assez vaste éminence.
– Connais-tu cet endroit, Tiercelet ? Est-ce une ville ? Un bourg ?
– Plutôt un but de pèlerinage. Nous y coucherons après un bon souper. Avez-vous ouï-parler de Vézelay ?
Tristan ne sut que dire, ébahi par cette révélation chargée d’un mystère dont il se refusait à sonder l’épaisseur. Quel pouvoir maintenant décidait de sa vie ? Après avoir placé Tiercelet dans sa geôle afin qu’il en pût sortir, était-ce la divine Providence qui l’entraînait puissamment au pied, voire au sommet de cette colline dont le nom rayonnait sur tout le royaume, et au-delà ? Si la réponse était affirmative, il pouvait se demander : « Pourquoi ? » Il n’espérait plus rien après cette journée. Plutôt que d’augurer un événement plaisant, il redoutait une nouvelle déconvenue, la plus ennuyeuse étant qu’il perdît, d’une façon ou d’une autre, un compagnon tout à la fois utile et désagréable.
« J’ai encouru la malemort, songea-t-il. Sans lui, le Bleu Paradis m’accueillait ! »
Il se mit à frotter son épaule.
– Avez-vous mal ? demanda Tiercelet.
– Non… La navrure est petite. Je peux tarder à la soigner.
– Ici, vous pourrez essayer de guérir votre âme des mauvaises actions que vous croyez avoir commises… Mais au fait : avez-vous prié d’abondance de cœur lors de votre réclusion ?
– Certes.
– Comptez désormais sur vous seul. Même si Vézelay vous impose Son Image, songez moins à Dieu, ce soir, qu’au repos et à la mangeaille. Votre estomac est plus important que votre âme… Je n’ai jamais vu une prière nourrir son homme.
La nuit grise encore poussait vers les maisons des gens frileusement penchés en avant, et tous, ainsi, semblaient se repentir d’on ne savait quel péché. Au pays fier, à la tendre et franche rudesse des forêts et des campagnes succédait, inattendue, cette humiliation de l’homme et de la femme, peut-être, simplement, parce qu’à force de vivre à proximité de ses temples, ils redoutaient l’omnipotence et le courroux du Créateur.
Les rênes molles en main, les naseaux de son moreau frottant son épaule intacte, Tristan ignorait la raison pour laquelle il avait quitté sa selle et s’était mis à gravir, d’un pas parfois chancelant, la pente ardue. Tiercelet le rejoignit. Il marchait fermement, lui ! Sa jument, soulagée d’un bon poids, hennit avec une satisfaction évidente.
– Il paraît qu’il faut peiner en ce lieu, que c’est la loi des pèlerins, la loi éternelle… On prétend même que cette fatigue des membres vous ôte la lassitude du cœur !
D’où tiens-tu cela ?
– Un presbytérien… Je l’ai vu parfois soulever son froc de bure pour embrocher le tout-venant… Il s’enhardit un jour à bouteculer une abbesse !
– Voilà que tu recommences !… Tu prends plaisir à passer pour pervers !
– C’est à cause de cette pente. Ses vertus me paraissent, elles aussi, douteuses. Elle ne m’enlève pas la fatigue du cœur, elle accroît celle de mes membres et réveille ma faim qui s’était endormie… Je n’ai plus coutume de sauter plusieurs repas… Quand j’assemblais les mailles, oui ! Le cul sur mon escabelle, je conservais ma vigueur… Une pomme, un quignon de plus ou de moins, mon estomac et mon esprit s’y étaient faits… Désormais je ne veux rien à satiété mais tout à ma convenance !
– C’est bien !
Derechef Tiercelet donna libre cours à son petit rire moqueur :
– À ma convenance ! Ne pensez-vous pas que ça peut-être pire ?
La stupéfaction immobilisa Tristan :
– Tu ne te plais que dans l’effronterie. Redeviens honnête : tu le peux !
– C’est
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