Les amants de Brignais
de cette malfaisance, grommela l’ancien mailleur sans trop croire à cette affirmation exprimée avec une rudesse due certainement à l’émoi d’une séparation imprévisiblement pénible.
Oriabel acquiesça et sourit. Mais ce sourire n’était dédié qu’à Tiercelet, non aux espoirs qu’elle était en droit d’attendre de Dieu, de son amour et de sa jeunesse. Tout en la contemplant, Tristan sentit son sang se froidir. Jamais son désir de liberté ne s’était exacerbé à ce point. Jamais son cœur ne s’était appesanti aussi douloureusement.
– Nous vivrons, dit-il. Nous vivrons un jour tous les trois loin de Brignais.
Oh ! Oui, vivre. Connaître dans leur immensité, leur intensité les plus drues et leurs couleurs les plus poignantes toutes les joies d’une existence heureuse ! Se sentir empli de bonté au lieu de se savoir constamment haineux, angoissé sinon désespéré. Depuis qu’il partageait sa vie avec Oriabel, depuis qu’il côtoyait Tiercelet, il avait appris à réfléchir, à comparer, à tirer les leçons des événements les plus ordinaires. L’avenir lui apparaissait comme un vaste champ inculte qu’il saurait défricher, ensemencer, et dont les récoltes le combleraient de bonheur. Plus de guerre. Plus de sang répandu. Plus de déceptions imméritées et de frayeur interminables.
– Je t’aime… chevrota Oriabel.
Craignait-elle que la confiance qu’elle plaçait ostensiblement en Tiercelet ne le rendît jaloux de celui-ci Il lui sourit encore. Elle se suspendit à son bras morose mais décidée à faire en sorte de ne point le décevoir. Une fois de plus, il se merveilla de leur entente, de cette parité d’âme qui leur permettait de se sentir apte à défier les crapuleux de Brignais.
– Descendons au château, décida Tiercelet. Je vais dire à Naudon de vous donner une chambre qui peu se verrouiller… Gardez-vous d’aller fouler la campagne : les sagettes, les carreaux, les frondes pourraient faire une veuve avant d’une épousée !… Refuse, Tristan, d’accompagner qui que ce soit où que ce soit. Tu en as le droit. Demeure constamment auprès d’elle… Accompagne-la aux latrines… Faites-vous porter l’eau de votre toilette et votre nourriture… Toi, compère, sois toujours armé : l’épée, le poignard que tu finiras bien par trouver quelque part et même, à défaut, un couteau de cuisine… Si l’envie vous prend de voir du ciel et de la verdure, accédez au faîte du donjon… Attendez-moi : je reviendrai… Qui sait si en chemin je ne trouverai pas un moyen de vous délivrer sans coup férir.
– Je… commença Tristan.
Aimez-vous !… Aimez-vous ! poursuivit Tiercelet d’une voix soudain réduite à un souffle. Allons, venez : j’ai achevé mon homélie !
VI
– Il n’est pas allé loin ! observa Tiercelet. Voyez, il nous attend. Il a dû rencontrer Héliot et le charge de s’occuper de tout.
Le soleil orfévrait la pente du Mont-Rond sans toutefois toucher de ses enluminures les bâtiments du sommet vers lesquels, en deux files presque silencieuses, la plèbe des malandrins se transmettait de pierres. Bagerant, qui les observait, s’en détourna et sourit :
– Le Petit-Meschin nous dit souvent : « Quel beau châtelet nous pourrions construire ! » Je ne partage pas ses regrets. Renforcer nos défenses ? Oui. Mais pourquoi bâtirions-nous quelque chose de mieux que ces murets quand nous disposons de la forteresse d’en-bas ?… Les moines de Saint-Just qui vivaient là ont retroussé leur froc pour courir plus vélocement quand ils apprirent notre venue (2) 30 .
Tristan considéra le château contre lequel se pressaient des maisonnettes certainement vides : un gros donjon et sept tours dont une carrée (2) 31 ; une barbacane pour la protection du pont face auquel béait l’entrée pourvue d’un tablier mobile. Il y avait un second pont-levis sur le fossé intérieur pour que l’on pût communiquer du seuil de la première enceinte avec celui de la seconde. Une chapelle pointait sa mitre dans le ciel. Bagerant tendit sa dextre :
– Voyez !… Une double muraille !… On emplit les fossés avec l’eau du Garon… C’est là-dedans que vous vivrez, mes tourtereaux, en attendant le retour de Tiercelet… Je vais vous faire aménager une chambre au donjon. Bien sûr, si vous voulez, allez humer le bon air autour de ces parois, Héliot et quelques gars… ou moi-même… En
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