Les Amants De Venise
suis approché et lui ai versé dans la
bouche un peu de ma gourde. »
Bembo fouilla dans sa ceinture de cuir et tendit une pièce d’or
au chevrier ébloui.
« Prends.
– Monseigneur… c’est plus que je ne gagne en six mois, en
un an, peut-être…
– Prends, mais à une condition. Si des gens passent par
ici, et s’ils te demandent si un homme a traversé la montagne, tu
diras que tu n’as vu personne.
– Oui, monseigneur, dit le pâtre en prenant le ducat
d’or.
– Tu m’as compris ?
– Oui, Excellence, mais il était inutile de me payer pour
cela ; nous autres, bergers de la montagne, nous n’avons pas
l’habitude de trahir les fugitifs. »
Bembo jeta un profond regard au chevrier et baissa la tête,
pensif. Puis il reprit :
« Maintenant, où suis-je ?… Loin de
Firenzuola ?
– Loin ? Je crois bien. Firenzuola est de l’autre côté
de l’Apennin. Ici vous êtes dans le versant de Borgo.
– Borgo ?
– Oui, Borgo, près Florence. »
Bembo tressaillit de joie. Il avait traversé l’Apennin, et il
était maintenant sur le chemin de Florence, c’est-à-dire sur la
route directe de Rome, c’est-à-dire la route du refuge
assuré !
« Et pour aller à Borgo ? fit-il.
– Que Votre Seigneurie monte en haut de ce ravin jusqu’à
cette roche, dit le chevrier, qu’elle prenne ensuite le sentier qui
serpente vers une hutte accrochée aux flancs de la montagne, ce
sentier-là conduira à une route qui descend vers Borgo. Mais si
Votre Seigneurie désire que je l’accompagne ?
– Non, non. Adieu, berger, et rappelle-toi ce que je t’ai
dit. »
Le berger étendit fièrement le bras, soit dans un geste de
serment, soit pour montrer à Bembo la direction qu’il devait
prendre.
Bembo se mit à escalader la ravine, trouva le sentier indiqué,
rejoignit la route et parvint à Borgo dans l’après-midi.
Là, il racheta un cheval et s’élança sur la route de Florence où
il arriva dans la nuit.
À partir de Florence, Bembo commença à se rassurer. Il voyagea à
petites journées ; les routes devenaient plus
fréquentées ; des cavaliers et des carrosses de poste
passaient ; cela créait un mouvement et une animation qui
l’arrachaient à ses sombres pensées.
Lorsqu’il eut traversé Siena et qu’il parvint sur les bords du
lac de Bracciano, il eut la conviction pleine et entière qu’il
était sauvé.
Le lendemain, il entrait dans la campagne de Rome, vaste plaine
aride, brûlée par le soleil en été, marécageuse en hiver.
Le même jour, il parvint à une auberge qui n’était qu’à quelques
petites lieues de Rome, et qui s’appelait l’Auberge de la Fourche
parce que la route, à cet endroit, bifurquait en effet.
Le patron de l’
Osteria della Forca
assura Son
Excellence qu’elle serait parfaitement tranquille dans son
hôtellerie, et qu’on lui servirait un dîner dont elle garderait
longtemps le souvenir.
Le cardinal s’installa donc près du feu dans la salle à
manger.
Le somptueux repas annoncé par l’hôte parut sur la table sous
forme d’une omelette, d’une tranche de pâté et d’un poulet étique,
le tout arrosé d’un mauvais petit vin que l’aubergiste déclara être
du véritable Chianti supérieur.
Bembo était gourmand, on l’a vu.
Cependant, il ne fit aucune grimace et paya sans compter, ce qui
lui valut de passer du rang d’Excellence à celui d’Illustrissime
Seigneurie.
« Or çà, songeait le cardinal, est-ce une folie qui m’a
pris là-bas dans cette auberge de Firenzuola ?… Maintenant que
je suis de sang-froid, pourrais-je bien jurer que c’était la voix
de Roland Candiano ?… Certes, sur le moment, j’ai bien cru la
reconnaître. »
Bembo frissonna à ce souvenir.
« Mais voyons, reprit-il, quelle apparence que Candiano
m’eût poursuivi jusqu’à Firenzuola et qu’il eût perdu ma
piste ? Dans les huit journées de marche qui viennent de
s’écouler, ai-je seulement entrevu quoi que ce soit
d’inquiétant ?… Rien !… Non, ma folle terreur m’a
trompé ! Non, ce n’était pas Candiano !… Fou que j’ai été
de risquer cent fois de me briser les os au fond de quelque
précipice dans cette nuit épouvantable. »
Il demeura rêveur pendant longtemps.
Puis, il se leva, alla à la fenêtre, et murmura :
« C’est fini… ne pensons plus à ce cauchemar… Rome est là à
deux pas… Rome ! le port ! le salut !… »
À Bianca, à la petite vierge morte
Weitere Kostenlose Bücher