Les amours blessées
épargné.
Des plus affables, Henri de Navarre appréciait divertissements et fêtes tout autant que son père s’y était lui-même complu avant de disparaître. Il aimait comme lui à recevoir ses vassaux et les traitait avec une cordialité qui demeure encore de nos jours un des atouts maîtres de sa nature.
Je convainquis donc mon mari de me laisser emmener Cassandrette à une soirée de présentation durant laquelle plusieurs autres adolescentes devaient venir saluer notre nouveau seigneur qui avait à peu près le même âge qu’elles.
Le château de Montoire est beaucoup moins grandiose que celui de Blois. Il a pourtant tenu dans ma vie une place tout aussi importante. C’était à l’ombre de ses tours que j’avais revu Pierre pour la première fois après mon mariage ; ce fut entre ses murs que je retrouvai celui avec lequel j’étais bien décidée cette fois à me réconcilier.
En montant au château, j’étais portée par une excitation joyeuse bien qu’inexprimée. J’allais faire la paix avec Pierre ! J’ignorais encore comment m’y prendre pour aborder après des années de brouille celui dont je savais qu’il serait présent mais dont j’ignorais les dispositions du moment. Tant pis ! J’aviserais ! La véritable difficulté résidait ailleurs.
Si j’étais déterminée à accorder un pardon qu’il eût été inutilement cruel de différer davantage, je n’en restais pas moins résolue à demeurer inébranlable sur des principes de sagesse dont dépendait encore plus qu’auparavant, à cause de l’âge où elle abordait et qui serait bientôt celui du mariage, le bonheur de Cassandrette.
En la regardant franchir à mes côtés le seuil de la grande salle décorée et illuminée, je constatai ce que l’habitude parvenait en partie à me cacher d’ordinaire : ma fille avait déjà un corps et un maintien de femme. Au-dessus d’un vertugade de satin pervenche, sa taille mince et souple se balançait de façon prometteuse. Allons, son enfance était bien finie ! Dans deux ans, je pourrais songer à son établissement. Angoissante perspective, mais perspective à laquelle je n’avais pas le droit de me dérober. Je ne serais pas de ces mères possessives qui brident leur enfant afin de le conserver dans leur giron. Je voulais de toutes mes forces que ma fille connût une sérénité heureuse tout au long de ses jours. Il me fallait donc la laisser libre de me quitter pour suivre, dès qu’elle le désirerait, l’époux qu’elle aurait choisi.
Toutes ces pensées se bousculaient en moi tandis que je suivais mon mari qui fendait la cohue bruyante pour conduire Cassandrette jusqu’à la Reine de Navarre et à son fils. Installés sur deux sièges de bois sculpté et armorié garnis de coussins rouges à glands d’or, ils accueillaient avec bienveillance les jeunes filles et leurs familles. Chacun les abordait fort simplement. Il y avait beaucoup moins de cérémonie à Montoire qu’à la Cour de France !
Quand notre tour arriva, et en dépit des fonctions que Jean assumait auprès de la duchesse de Lorraine, on nous traita avec la plus grande amabilité. Nous restâmes un moment auprès du prince à échanger des propos anodins. Le long nez et les lèvres gourmandes d’Henri de Navarre révélaient clairement son épicurisme. Jeanne d’Albret, vêtue de noir à l’imitation de notre Reine Catherine qui avait renoncé au deuil en blanc des souveraines pour porter uniquement la triste couleur des veuves, faisait montre de plus d’austérité mais ne s’en comportait pas moins avec affabilité.
On loua ma fille pour sa grâce et sa beauté, on évoqua l’amitié qui avait toujours uni nos familles à leurs suzerains puis nous nous écartâmes pour laisser d’autres personnes de l’assistance rendre leurs devoirs.
Sous la lumière des flambeaux de cire blanche qui éclairaient à profusion la salle, catholiques et réformés se coudoyaient. Il était étrange de songer aux explosions d’animosité, aux proclamations vengeresses, au sang versé, à la sauvagerie qui avaient présidé de part et d’autre aux expéditions fratricides dont nous sortions à peine, et de constater à quel point, en ce début de printemps, les ennemis d’hier se comportaient comme si rien ne s’était passé. Hypocrisie, futilité, mots d’ordre, bravade se conjuguaient pour donner la comédie et masquer les sentiments véritables sous des dehors falsifiés. Nous savions tous
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