Les amours blessées
pourtant que la moindre étincelle suffirait à embraser de nouveau le théâtre où se jouait cette inquiétante pantomime.
J’en étais là de mes réflexions, en participant comme les autres au leurre de l’entente retrouvée, quand j’avisai Pierre qui s’entretenait non loin de nous avec certains gentilshommes vendômois de sa connaissance.
Le moment auquel je me préparais depuis des mois, ce moment que je souhaitais voir arriver tout en ne sachant comment il me serait donné de le vivre, était donc venu !
Je m’efforçai de respirer avec calme malgré les battements sourds de mon cœur et la petite sueur qui perlait à la racine de mes cheveux crêpés, relevés sous l’attifet brodé de perles. Je recommandai mes intentions à Dieu et pris ma fille par la main.
Mon mari nous avait quittées pour aller coqueter avec Gabrielle de Cintré que je ne saluais plus depuis qu’on m’avait rapporté les horribles ragots colportés par elle à mon sujet à la publication des Folastreries. Apparemment cette volonté de me porter préjudice n’avait en rien entamé l’intimité qui existait toujours entre Jean et sa vieille maîtresse. À présent qu’elle était veuve, libre et bien décidée à profiter avec frénésie des quelques années qui lui restaient pour se donner du bon temps, les deux complices de mes malheurs conjugaux se fréquentaient à la face du monde, sans même chercher à dissimuler tant soit peu leur liaison. Enduite de fards comme une prostituée, vêtue de soieries brochées d’or aux teintes extravagantes, Gabrielle flamboyait de ses derniers feux sous une perruque rousse qui symbolisait assez justement les ultimes rutilements d’un automne talonné par l’hiver…
Pour que Jean m’eût laissée sans surveillance, il fallait qu’il eût un grand désir de rejoindre une femme dont l’âge et les appas croulants ne semblaient en rien le rebuter. Il fallait aussi qu’il comptât sur l’attention que je portais à ma fille car il savait que je ne me séparerais d’elle sous aucun prétexte. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que Cassandrette était incluse dans la partie que j’étais bien déterminée à entreprendre.
Suivant l’inspiration du moment, je laissai tomber à mes pieds l’éventail plié que je tenais à la place de l’ancien plumail à présent démodé. Mon manège réussit.
Pierre, qui devait m’observer du coin de l’œil sans en avoir l’air, se précipita aussitôt afin de ramasser l’éventail aux montants d’ivoire sculpté.
Je lui souris.
— Grand merci, dis-je d’une voix moins ferme qu’il ne l’aurait fallu. Je suis heureuse de vous rencontrer. Il y a si longtemps que nous n’avons pas eu l’occasion de bavarder ensemble…
— Trop longtemps, dit-il. Une éternité. Cependant, pour moi, rien n’a changé. Rien n’est effacé. Vous me revoyez, Cassandre, dans les mêmes dispositions où je me trouvais la dernière fois que vous m’avez adressé la parole. Les mêmes, absolument !
Je faillis lui nommer Marie l’Angevine, Genèvre et quelques autres, mais j’eus la sagesse de me taire. Ne savais-je pas ce qu’il m’aurait répondu ?
— Je n’ai jamais cessé de vous lire, dis-je tout de même, et grâce à votre œuvre, j’ai pu suivre le cours de votre existence et ses péripéties.
Je serrai la main de Cassandrette qui suivait notre conversation sans en comprendre le sens caché et la poussai vers Ronsard.
— Pierre, vous ne connaissez pas encore ma fille, dis-je avec le sentiment de vivre un instant inouï. Elle aime la musique et la poésie autant que moi.
Le regard qui se posa sur l’enfant ainsi présentée contenait un monde d’interrogations. À lui non plus, mes yeux ne confièrent aucun message, n’apportèrent aucune réponse. Après cette confrontation muette, je baissai les paupières.
Nous restâmes un court instant ainsi, tous trois, figés dans nos riches vêtements d’apparat, comme de somptueux pantins dont personne n’aurait été chargé de tirer les ficelles, puis, en même temps, Pierre et moi nous mîmes à parler.
— J’admire vos poèmes, monsieur de Ronsard, dit ensuite Cassandrette, dont le trouble était beaucoup moins profond que le nôtre, quand nous nous interrompîmes aussi brusquement que nous nous étions lancés dans un échange de propos décousus. J’en connais certains par cœur.
— Vous m’en voyez flatté, demoiselle, murmura Pierre. Flatté et
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