Les amours blessées
ne l’as pas connue. C’était une ancienne belle qui portait sous ses attifets brodés d’or de faux cheveux blonds coupés, disait-on, sur des mortes. Elle se couvrait le visage de fards épais afin de dissimuler ses rides et de se blanchir le teint. On racontait qu’elle avait autrefois rôti plus d’un balai mais que, pour demeurer libre de ses choix, elle avait toujours refusé de convoler en justes noces…
Elle se piquait aussi d’aimer les Belles Lettres et recevait beaucoup.
N’ayant jamais eu d’enfant, elle reportait sur ma mère, qui était sa nièce préférée, ainsi que sur la descendance de celle-ci, des sentiments maternels inemployés. Elle me traitait donc avec bienveillance et s’amusait à me gâter.
Très riche, elle pouvait dépenser à son gré ses revenus, ce dont elle ne se privait pas. Aussi me faisait-elle faire lors de mes passages chez elle une quantité de vêtements de prix qui éblouissaient ensuite mes amies blésoises. En réalité, elle se divertissait à m’habiller comme elle aurait aimé l’être si elle avait encore été jeune. Elle me considérait un peu comme ces poupées de mode que les ambassades étrangères réclamaient aux Cours italiennes ou espagnoles afin de connaître dans leurs plus infimes détails les atours portés par les grands personnages de ces pays qui donnent le ton. Je lui servais de rêve paré !
Ce fut grâce à sa faiblesse à mon égard que je pus revoir Pierre.
Un jour où mes parents s’étaient rendus tous deux à une audience que leur accordait le cardinal Jean Salviati, leur illustre cousin, je suppliai ma grand-tante de me laisser sortir dans sa litière en compagnie d’une de ses servantes. J’avais pris soin de choisir une petite fille assez peu débrouillée et timide.
Ayant obtenu l’accord malicieux d’Antoinette Doulcet, nous partîmes toutes deux dans l’antique voiture qui sentait la poussière et le renfermé.
Le temps était clair, glacé. Le vent du nord fustigeait les passants, hurlait aux carrefours.
Paris et son agitation m’ont toujours déplu. Fille de la Beauce, de ses larges horizons, j’étouffe un peu entre ces maisons à hauts pignons, étroites, serrées les unes contre les autres, dans des rues grouillantes de monde. Les cris des marchands ambulants, les imprécations motivées par les encombrements, les grincements aigus des innombrables enseignes, les hennissements des chevaux, les prières des moines mendiants, les crieurs de vin, les crieurs de mort, le fracas des marchés, le carillon des centaines de cloches, les cantiques des processions, tous ces bruits d’une cité qui avait retrouvé à présent le plein de ses habitants, me cassaient les oreilles, m’étourdissaient. L’odeur de Paris ne me plaisait pas non plus. On était loin de la roseraie de Talcy ! Les relents de marais, de boue qui s’élevaient de la chaussée me soulevaient le cœur. Suivant l’exemple de ma mère, je ne sortais jamais sans emporter dans une aumônière des écorces de citron ou d’orange, à moins que ce ne soit un flacon d’eau de senteur, que je respirais à tout bout de champ.
Je trouvais également que la foule sentait mauvais. Mon père disait toujours que, depuis qu’on avait fermé les bains et étuves que fréquentaient nos aïeux, les gens du commun et certains autres étaient devenus sales. Il est vrai qu’on ne se lave qu’assez peu de nos jours…
Pour en revenir à ma traversée des rues parisiennes en ce mois de décembre si froid, elle s’effectua lentement mais sans encombre jusqu’à la maison de Lazare de Baïf.
J’envoyai la petite servante actionner le heurtoir et demander si Pierre de Ronsard était au logis. En attendant, je m’assurai que le touret de nez en satin noir que je portais me dissimulait bien le bas du visage jusqu’aux yeux. On en mettait encore en ce temps-là, avant que ne nous parvienne d’Italie la mode actuelle des masques.
Sur la réponse affirmative du valet, je descendis, après avoir recommandé à ma suivante improvisée de ne pas quitter la litière et de patienter en mangeant les prunes sèches que j’avais pris la précaution d’apporter à son intention.
Par chance, le maître de maison était sorti avec son fils. Précédée du valet qui avait ouvert, je montai au deuxième étage où se trouvait la chambre de mon poète. Je demandai qu’on ne le prévînt pas puis assurai dès que je fus devant sa porte que je n’avais plus besoin de
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