Les amours blessées
personne.
Je frappai deux fois et poussai le battant.
Assis devant une table de bois sombre, le dos tourné à une modeste cheminée où flambaient quelques maigres bûches, Pierre, vêtu de drap vert forêt, écrivait. Il leva les yeux. Je retirai mon touret et souris…
Ce que fut l’illumination de ses traits, l’éclat soudain de son regard, sa joie évidente quand il me reconnut, demeure un de mes très chers souvenirs.
Il se leva, vint vers moi, me prit dans ses bras, me pressa contre lui, sans rien dire, sans m’embrasser, comme un avare serre son trésor sur son cœur.
Cette étreinte muette est une des plus intenses que j’ai jamais connues. C’est aussi une de celles qui m’a le plus attachée à Pierre. Sans doute parce qu’elle manifestait davantage l’amour du cœur que celui du corps et que je m’y sentais mieux accordée…
Sa barbe blonde, si douce, me caressait le front.
— Ma Cassandre…
Je me détachai un peu de lui, renversai la tête en arrière pour mieux le voir.
— Je vous avais dit que je viendrais. Eh bien ! me voilà !
Je devais avoir un petit air de bravoure qui lui plut. Il m’étreignit de plus belle et se mit à m’embrasser avec sa fougue revenue. Il aimait les baisers humides que je lui donnais à l’italienne, alors qu’en France beaucoup en était encore aux baisers à lèvres closes. Il m’envoya peu après un petit poème qui m’amusa beaucoup. Il commençait ainsi :
D’un baiser humide, ores
Les lèvres pressez-moi,
Donnez-m’en mille encore,
Amour n’a point de loi.
À sa grande déité
Convient l’infinité.
Je ne me le suis jamais récité depuis sans revoir la chambre à l’ameublement sommaire, la table de chêne encombrée de livres, de papiers, de plumes d’oie, ainsi que les courtines de simple toile écrue qui encadraient de leurs plis cassants une couche presque monacale.
— Ces mois de séparation m’ont semblé éternels, disait Pierre. J’ai besoin de vous, mon âme, pour savoir si je vis.
— J’ai eu bien du mal à décider mes parents de me prendre avec eux. Ils n’y tenaient guère. Il m’a fallu beaucoup insister. Heureusement, Nourrice est tombée en glissant sur une plaque de verglas la veille de notre départ et s’est foulé le genou. Me voici donc débarrassée de cette vieille duègne soupçonneuse.
— Vous avez aussi trouvé le moyen de venir jusqu’ici !
— Grâce à la tante de ma mère qui me gâte et me laisse faire tout ce que je veux en l’absence de mes parents.
— Que ne puis-je vous garder tout un jour, toute une nuit ! Que ne puis-je vous avoir à moi, rien qu’à moi !
Je le sentais trembler contre ma mante.
— Je suis à vous, Pierre. Souvenez-vous de nos serments.
Il me montra le mince anneau de cheveux qu’il portait au doigt comme je le faisais moi-même.
— Je ne l’oublie pas, Dieu sait ! Mais c’est autrement, ma vie, mon amour, que je vous veux, que je te veux…
Il tentait à présent de m’entraîner avec douceur mais obstination vers le lit proche.
— Non, Pierre. Non. Je ne suis pas venue chez vous pour y accomplir une action qui nous perdrait l’un et l’autre. Je suis venue pour vous redire que vous détenez ma foi comme je détiens la vôtre, que nos cœurs sont unis.
— Si tu acceptais de devenir ma femme par la chair, tu te sentirais ensuite mieux armée pour défendre notre couple contre tous ceux qui lui veulent du mal !
Je baissai le front.
— Vous songez à mes parents… Il est vrai qu’ils ne désarment pas. Depuis votre départ, ma mère s’est mis en tête de me faire rencontrer les plus beaux partis de la province. Talcy ne désemplit pas !
Une sorte de douleur brutale comme un orage en juin traversa le regard bleu, l’assombrit.
— Durant tout l’été j’ai été torturé par la jalousie. Vous imaginer coquetant avec d’autres hommes ne m’est pas supportable. J’en crèverai !
Je posai ma main sur sa bouche.
— Voulez-vous bien vous taire ! Vous n’avez aucune raison de vous tourmenter pour si peu. Je me ris de tous ces prétendus prétendants et n’en prends aucun au sérieux.
— Vous êtes en âge de vous marier, Cassandre ! Et moi je ne puis faire un mari pour vous… Un jour ou l’autre un de vos petits maîtres blésois finira par vous paraître aimable. On n’est pas impunément séduisante comme vous l’êtes !
— Notre union spirituelle me sert de bouclier !
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