Les amours du Chico
place San-Francisco, quelques quarts d’heure à
peine séparant l’instant où la course commencerait. Les rues
étaient à peu près désertes, et ce qui ne manqua pas de frapper le
chevalier, toutes les boutiques étaient fermées. Les portes et les
fenêtres étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d’une
ville abandonnée. Si vaste que fût la place San-Francisco, on ne
pouvait raisonnablement supposer qu’elle contenait toute la
population. Et la ville était autrement populeuse et importante que
de nos jours.
Il fallait donc supposer que tous ceux qui n’avaient pu trouver
de place sur le lieu de la course s’étaient calfeutrés chez eux.
Pourquoi ? Quelle catastrophe menaçait donc la cité ?
Quel mot d’ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement
portes et fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des
rues avoisinant la place ? voilà ce que se demandait
Pardaillan.
Et voici qu’en approchant de la place il vit des compagnies
d’hommes d’armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à
cette place. Des soldats s’installaient dans la rue, des compagnies
pénétraient dans certaines maisons et ne ressortaient plus. Et au
bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s’échelonnaient,
établissant un vaste cordon autour de cette place.
Et ces soldats laissaient passer sans difficulté tous ceux qui
se rendaient à la course et ceux, beaucoup plus rares, qui s’en
retournaient, n’ayant pu sans doute trouver une place à leur
convenance.
Alors que faisaient là ces soldats ?
Pardaillan voulut en avoir le cœur net, et comme il avait encore
du temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les
petites rues qui y aboutissaient.
Partout les mêmes dispositions étaient prises. C’étaient d’abord
des soldats qui s’engouffraient dans des maisons où ils se
tapissaient, invisibles. Puis d’autres compagnies occupaient le
milieu de la rue. Puis plus loin des cavaliers, et par-ci par-là,
chose beaucoup plus grave, des canons.
Ainsi un triple cordon de fer encerclait la place et il était
évident que lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il
serait impossible à quiconque de passer, soit pour entrer soit pour
sortir.
En constatant ces dispositions, Pardaillan eut un claquement de
langue significatif.
Mais ce n’est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un
homme de guerre comme le chevalier, il n’y avait pas à s’y
méprendre. Il venait d’assister à une manœuvre d’armée exécutée
avec calme et précision. Or il lui semblait que, en même temps que
cette manœuvre, une contre-manœuvre, exécutée par des troupes
adverses, il en eût juré, se dessinait nettement, sous les yeux des
troupes royales, sans qu’on fît rien pour la contrarier.
En effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient
qui paraissaient obéir à un mot d’ordre. En apparence, c’étaient de
paisibles citoyens qui voulaient, à toute force, apercevoir un coin
de la course. Mais l’œil exercé de Pardaillan reconnaissait
facilement, en ces amateurs forcenés de corrida, des
combattants.
Dès lors tout fut clair pour lui. Il venait d’assister à la
manœuvre des troupes royales. Maintenant il voyait la
contre-manœuvre des conjurés achetés par Fausta. Pour lui, il n’y
avait pas de doute possible, ces retardataires, qui voulaient voir
quand même, c’étaient les troupes de Fausta chargées de tenir tête
à l’armée royale, de sauver le prétendant, représenté par le
Torero, c’était la mise à exécution de la tentative de
révolution.
Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas
une femme, ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues
occupées par les troupes royales. Sous couleur de voir le
spectacle, des installations de fortune s’improvisaient à la hâte.
Tréteaux, tables, escabeaux, caisses défoncées, charrettes
renversées s’empilaient pêle-mêle, étaient instantanément occupés
par des groupes de curieux.
Et Pardaillan qui avait vu les grands jours de la Ligue à Paris,
lorsque le peuple s’armait, descendait dans la rue, acclamait
Guise, forçait le Valois à fuir, Pardaillan notait que ces
prétendus échafaudages ressemblaient singulièrement à des
barricade [5] .
Et il se disait : « De deux choses l’une : ou
bien M. d’Espinosa a eu vent de la conspiration, et s’il
laisse les hommes de Fausta prendre si aisément position, c’est
pour
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