Les années folles
sens
que mon Henri va avoir de la misère à les endurer aussi longtemps.
– Veux-tu que
je les invite à coucher chez nous ? offrit Thérèse sans trop d’enthousiasme.
– Bien non. Marthe
et Wilfrid me l’ont offert aussi. Si je les laisse partir, ils vont croire que
je veux plus les voir. Mais il reste quand même que ça me gêne un peu de les
faire coucher dans une des petites chambres d’en haut. Ils ont l’air d’avoir
beaucoup d’argent. Ils doivent avoir pas mal mieux aux États.
– Je suis pas
si sûre de ça, moi, affirma sa sœur, l’air songeur. T’as déjà oublié que notre
Hervé a toujours aimé péter de la broue, même quand il avait pas une cenne qui
l’adorait. Ça me surprendrait pas pantoute qu’il soit pas mal moins riche qu’il
veut nous le faire croire.
À
la fin de la veillée, le berlot et la sleigh des Tremblay se suivirent à courte
distance sur la route qui les ramenait à Saint-Jacques-de-la-Rive. Quelques
minutes plus tôt, la neige avait recommencé à tomber faiblement.
Dans la sleigh, Aline
avait pris place entre son père et sa mère. L’adolescente avait écouté sans
dire un mot leur conversation décousue depuis le départ. Il avait surtout été
question d’Hervé et des siens ainsi que de la déception que le cadet des Durand
leur avait causée.
– J’ai
remarqué que t’as pas trop insisté quand t’as invité ton frère à venir nous
voir avant de repartir pour les États, dit Eugène à sa femme.
– Il m’a dit
qu’il trouvait ça pas mal loin une dizaine de milles pour venir à Saint-Jacques.
– Il devait s’attendre
à ce que tu lui proposes de venir le chercher avec sa femme et sa fille.
– Ça, il va
attendre longtemps, fît Thérèse. S’il veut venir, il se débrouillera comme il voudra. À te dire
franchement, j’en ferai pas une maladie s’il vient pas.
– C’est drôle,
m’man, intervint Aline. Sœur Catherine nous a appris un peu d’anglais depuis le
début de l’année. J’ai essayé de parler avec Élisa, elle a pas eu l’air de me
comprendre.
– C’est
peut-être ton accent, répondit la mère, sans trop y croire.
À
leur arrivée à la maison un peu après minuit, les Tremblay eurent l’agréable
surprise de trouver la maison chaude parce que Clément n’était pas encore
couché et avait alimenté le poêle à bois. En enlevant son manteau, Thérèse ne
put s’empêcher de dire à son fils en train de fumer paisiblement, assis près du
poêle :
– J’espère
que t’es pas resté debout juste pour chauffer le poêle.
– Ben non, m’man,
protesta Clément qui avait du mal à dissimuler un certain air triomphant. Ça
fait pas une heure que je suis revenu.
– Revenu d’où ?
– D’à côté.
– Dis-moi pas
que t’es allé veiller chez les Hamel ! Ils t’avaient invité ?
– De l’autre
côté, m’man. Je suis allé chez les Veilleux.
– C’est pas
vrai ! firent Claire et Aline d’une même voix incrédule. Le père Veilleux
t’a laissé entrer ?
– Hein ?
demanda la petite Jeannine.
– Aie ! il
est passé minuit, dit Thérèse, sévère, à sa plus jeune enfant. Monte avec
Lionel et all ez
vous coucher. Ça vous
regarde pas.
– Je suis pas
allé là pour voir la face du bonhomme, expliqua le jeune homme en affichant un
air bravache. Je suis allé veiller avec Céline.
Thérèse revit tout
de suite en pensée les apartés de son fils avec la jeune voisine lors de la
guignolée et elle comprit tout.
– Ah ! Je
sais pourquoi tu tenais tant à rester ici aujourd’hui. T’avais déjà en tête d’aller
la voir.
– J’y pensais,
admit le jeune homme.
– J’ai hâte
de voir ce que ton père va dire de ça.
– Si ça vous
fait rien, j’ai pas le goût d’attendre qu’il rentre de l’écurie pour savoir ce
qu’il va en dire, fit Clément, insouciant. J’ai presque vingt et un ans. Je
pense que j’ai le droit d’aller veiller avec qui je veux.
Sur ces mots, le jeune homme quitta la cuisine et monta à l’étage où se
trouvait la chambre à coucher qu’il partageait avec son frère Gérald. Quand
Eugène entra dans la maison en compagnie de Gérald quelques minutes plus tard, il
n’y avait plus personne dans la cuisine. Après avoir jeté une bûche dans le
poêle et éteint la lampe à huile laissée au centre de la table, le père de
famille se dirigea vers sa chambre à coucher, où sa femme venait de se mettre
au lit.
–
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