Les années folles
garda bien d’en parler à la
maison pour ne pas se faire taquiner, mais il eut le cœur en fête toute la
journée.
Cet avant-midi-là, Thérèse décida de respecter la tradition et de
confectionner un gâteau des Rois. Comme chaque année, après l’avoir retiré du
four, elle dissimula dans l’une des moitiés de la pâtisserie un pois et dans l’autre,
une fève, avec l’intention qu’un roi et une reine soient choisis au repas du
midi. Comme le voulait l’usage chez les Tremblay, le roi et la reine seraient
dispensés de tout travail le reste de la journée.
À midi, Eugène et
ses trois fils rentrèrent à la maison après avoir travaillé dans le bois
pendant près de quatre heures. Tous les quatre avaient le visage rougi par le
froid et semblaient passablement fatigués.
– Comment c’est,
dans le bois ? demanda Thérèse à son mari au moment où il s’assoyait à
table.
– C’est moins
pire que dans le champ. On en a arraché à matin pour se rendre à cause de la
glace. Dans le bois, la glace a formé juste une croûte qui défonce quand on marche
dessus.
– Je pense qu’on
va être obligés d’attendre un bout de temps avant de pouvoir aller couper de la
glace sur la rivière, fit Clément avant d’ingurgiter une cuillerée de soupe aux pois .
– Elle avait
commencé à être pas mal épaisse avant Noël, acquiesça son père, mais là, avec
la pluie d’hier, elle a dû pas mal amincir. C’est pas grave, on a du bois à
couper pour un bon bout de temps. Ça va nous donner plus de temps pour le
débiter et le charrier.
– On risque
pas de perdre nos clients de Pierreville, p’ pa ?
– Ce sont pas
des fous, répondit Eugène. Ils savent ben qu’on peut rien faire tant que la
glace est pas assez épaisse.
Depuis
deux ans, Eugène et ses fils avaient commencé à se constituer une petite clientèle
à qui ils fournissaient des blocs de glace qu’ils allaient découper sur la
Saint-François. Les Tremblay n’avaient guère de concurrents dans la paroisse
pour exécuter ce travail pénible et dangereux, mais Thérèse préférait voir ses
hommes faire ça plutôt que d’aller vivre six mois dans un chantier.
Le silence tomba
autour de la table durant plusieurs minutes. Il ne fut brisé que par Lionel qui
se plaignit qu’il n’y avait plus de cendres pour se brosser les dents.
– À treize
ans, t’es capable de te servir de tes deux jambes pour venir t’en chercher dans
le poêle, lui fit remarquer sa sœur Claire d’une voix acide.
– Je le sais,
mais j’aime pas ça, jouer dans la chaudière de cendres, rétorqua l’adolescent.
À ce moment-là, la mère déposa au centre de
la table le gâteau confectionné durant l’avant-midi.
– Un gâteau
en pleine semaine ! On est chanceux ! s’exclama Gérald.
– Inquiète-toi
pas, ce sera pas une habitude, dit sa mère. C’est parce que c’est les Rois
aujourd’hui.
Sans
plus attendre, Thérèse Tremblay trancha de généreuses portions de la pâtisserie
et en remit une à chacun, prenant bien soin que les morceaux destinés aux
filles viennent de l’une des moitiés du gâteau et que ceux des garçons
proviennent de l’autre section. Il n’aurait pas fallu que deux filles ou deux
garçons soient désignés roi et reine du jour. La mère allait dire de faire
attention de ne pas avaler le pois et la
fève dissimulés dans le gâteau quand une exclamation de son mari la fit
sursauter.
– Ah ben, maudit
baptême, jura Eugène en crachant dans sa main ce qu’il venait de mettre dans sa
bouche.
– Dis-moi pas
que tu vas être le roi aujourd’hui ? lui demanda Thérèse avec bonne humeur.
– Arrête-moi
tes maudites niaiseries ! grogna son mari sur un ton rageur. Regarde-moi
ça. Je me suis cassé une dent dessus cette cochonnerie-là, ajouta-t-il, furieux,
en jetant dans son assiette ce qui avait tout à fait l’apparence du pois que Thérèse avait dissimulé dans le
gâteau.
Sa
femme se leva et vint auprès de son mari pour examiner ce qu’il tenait dans la
main. C’était bien un morceau de dent à demi cariée. Autour de la table, tous
les enfants avaient brusquement cessé de manger et fixaient leur père qui se
tenait la bouche en grimaçant de douleur.
– Mon pauvre
vieux, fit Thérèse. T’aurais dû faire attention aussi. Tu sais bien qu’aux Rois…
– Laisse
faire. J’ai compris, l’interrompit Eugène. J’y ai plus repensé, c’est tout.
Les enfants se
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