Les années folles
maison.
Pour voir si une belle fille comme elle allait accepter que t’ailles veiller
avec elle ! Tu t’es pas regardé dans un miroir ! Il y a pas une fille
de Saint-Jacques qui le voudrait…
Plus
il approchait de sa ferme, plus il était en proie à une colère incontrôlée
contre lui, rage générée par la honte d’avoir été repoussé encore une fois.
– T’as l’air
fin, là, maudit sans-dessein ! finit-il par se dire à haute voix. Ça
prendra pas de temps que tout le village va être au courant et tout le monde va
rire de toi dans ton dos .
Des
larmes de rage et d’humiliation lui brouillaient la vue à la pensée de s’être
donné en spectacle.
À son arrivée à la maison, il jeta quelques
rondins sur les tisons qui restaient dans le poêle et il alla se jeter sur son
lit sans prendre la peine de dîner et d’enlever ses vêtements du dimanche. Il
était si fatigué après sa nuit d’insomnie qu’il s’endormit immédiatement et ne
se réveilla qu’à la fin de l’après-midi.
Après être allée
acheter du fil chez Hélèna, Céline n’avait pu adresser que quelques mots à
Clément Tremblay qui l’avait suivie à l’intérieur du magasin général. Quand
elle sortit, elle rejoignit quelques jeunes filles regroupées non loin des sleighs.
Les hommes de la
paroisse avaient formé trois ou quatre groupes au pied de l’escalier du parvis,
tandis que les femmes s’étaient éloignées d’eux d’une bonne quinzaine de pieds
pour ne pas être dérangées tant par les jurons que par les éclats de voix de
leurs maris. Dans le groupe où Ernest Veilleux discutait de politique avec
trois autres cultivateurs de la paroisse, Adélard Crevier, le forgeron à la
musculature impressionnante, dit à voix basse quelque chose qui provoqua le
silence et incita ses auditeurs à tourner la tête vers le groupe voisin, où
Wilfrid Giguère pérorait.
– J’ai
rencontré Gilbert Frenette, le maire de Sainte-Monique, hier après-midi, à
Pierreville, dit le gros forgeron en feignant d’ignorer la proximité du maire
de Saint-Jacques. Je vous dis que j’en ai appris une belle.
Immédiatement, le silence se fît dans le groupe du maire. Eugène
Tremblay, debout près de son beau-frère, donna un coup de coude à Charles
Boudreau qui fit signe à ses deux frères de se taire pour mieux entendre ce que
le forgeron avait à dire.
– Vous
devinerez jamais ce que Frenette m’a dit ? Il m’a dit que Joyal lui avait
promis le pont pour le printemps prochain.
– C’est pas
vrai ! s’exclama Ernest Veilleux, faussement scandalisé.
– Ben oui, mon
Ernest. Il paraîtrait même que le gouvernement lui a envoyé un ingénieur pour
examiner la place où le pont va être construit, aussitôt que les glaces vont
avoir lâché sur la rivière.
– Ah ben !
Ça, c’est écœurant ! s’emporta Desjardins, outré.
– C’est drôle,
mais ça me surprend même pas, reprit Veilleux, sur un ton fielleux. Depuis
quand on peut croire ce que promet un maudit libéral ? Je vous l’ai toujours
dit qu’on aurait jamais rien d’autre que des menteries de Joyal. Ça et rien, c’est
la même chose…
– Minute, vous
autres ! intervint Wilfrid Giguère en s’avançant vers le groupe voisin. Avant
de vous énerver et de baver sur notre député, il faudrait peut-être d’abord vérifier
les commérages qui sont colportés.
– Est-ce que
t’es en train de me traiter de menteur, Wilfrid Giguère ? demanda le
forgeron, menaçant, en faisant deux pas vers son adversaire politique.
– C’est
pas ce que je dis, répliqua le grand homme maigre en ne reculant pas d’un pas. Je
dis que Frenette peut avoir tout inventé. Tout le monde sait que c’est un bleu et
on a pu voir ce que vaut la parole d’un bleu depuis la conscription.
Ce rappel de la
trahison du gouvernement conservateur de Borden produisit un effet immédiat. Un
silence pesant tomba sur les hommes présents. Personne n’avait oublié la
conscription imposée de force aux Canadiens français de la province trois ans auparavant.
On se souvenait encore trop bien des émeutes de 1917 et des milliers de
Canadiens tués dans une guerre qui ne les concernait même pas. On se rappelait
surtout avec amertume de l’annulation de l’exemption accordée aux fils de
cultivateurs.
– Ouais, on
dit ça, intervint Ernest Veilleux. Mais qu’est-ce que Gouin et son gouvernement
libéral ont fait quand c’est arrivé ? Rien, comme
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