Les années folles

l’instant où il
arrivait derrière lui.
    – Monsieur
Veilleux, est-ce que je peux vous dire deux mots ? lui demanda-t-il d’une
voix blanche.
    Ernest
Veilleux s’arrêta au moment où il allait poser le pied sur la première marche
de l’escalier.
    – Ben sûr, Germain.
Qu’est-ce qu’il y a ?
    Germain
Fournier sentit la sueur lui couler dans le dos malgré la température glaciale.
    – Je sais que
c’est pas ben ben la place pour ça, fit-il à mi-voix, mais… mais j’aurais aimé
savoir si ça vous dérangerait que je fréquente votre fille.
    – Céline ?
    – Oui, répondit
l’autre d’une voix un peu étranglée.
    – Moi, ça me
dérangerait pas pantoute, mon Germain, mais c’est pas à moi que tu dois poser
la question. Va demander ça à ma fille. Si elle accepte, il y aura pas de problème.
    Germain Fournier se sentit envahi par une vague de reconnaissance
envers son voisin. Le sourire lui revint et il respira soudain beaucoup plus
librement.
    Ernest Veilleux
tourna la tête dans toutes les directions avant de lui dire.
    – Tiens, profites-en
donc. Elle vient de lâcher Rita Hamel et elle traverse chez Hélèna.
    Germain ne se fit
pas répéter l’invitation. Il quitta précipitamment Ernest Veilleux et il se
dirigea vers la jeune fille, qu’il rejoignit au moment où elle allait monter
les trois marches conduisant au large balcon donnant accès à la porte de l’épicerie.
Une demi-douzaine de jeunes de la paroisse, debout près de la porte, chahutaient
en fumant. Clément Tremblay venait de s’écarter légèrement du groupe pour
adresser une œillade et un large sourire à Céline, tout en s’assurant au
préalable de ne pas être vu par le père de cette dernière. Germain ne vit rien,
trop occupé à rassembler tout son courage pour parler à la jeune fille.
    – Céline !
Céline !
    Le
jeune cultivateur dut élever la voix un peu plus pour que Céline Veilleux détourne
son attention de Clément Tremblay et se retourne pour voir qui la hélait. Elle
s’arrêta, stupéfaite de constater que Germain Fournier s’adressait à elle.
    – Oui ? demanda-t-elle,
agacée d’être dérangée au moment où elle s’apprêtait à glisser un mot à Clément
Tremblay.
    – J’aimerais
te parler une minute, fit Germain, la gorge sèche et le visage en feu, à l’affût
du moindre signe d’encouragement de la belle.
    – Je m’en
allais chercher du fil chez Hélèna, dit la jeune fille en cachant assez mal son
impatience.
    – Ce sera pas
long, reprit Germain, un rien suppliant.
    – Bon. C’est
correct, consentit la jeune fille, renonçant momentanément à monter l’escalier.
    Elle
fit quelques pas en direction de Germain Fournier et attendit, balançant doucement
sa bourse.
    – Je viens de
parler à ton père.
    – Oui ?
    – Je lui ai
demandé… Je lui ai demandé s’il voulait que je vienne veiller avec toi de temps
en temps, poursuivit péniblement Germain, de plus en plus rouge.
    – Puis ?
demanda sèchement Céline, qui venait subitement de comprendre ce qui se passait.
    – Ben. Il m’a
dit qu’il avait rien contre si t’étais d’accord. Il m’a dit que j’avais juste à
t’en parler.
    Céline,
estomaquée par la demande, ne parvenait pas à détacher son regard du visage
ingrat de son amoureux transi. Il lui fallut un long moment avant de rassembler
ses idées et d’être en mesure de répondre à sa demande.
    – Ecoute, Germain.
J’ai rien contre toi, mais j’ai juste vingt ans et je me sens pas prête à avoir
déjà un cavalier. T’es fin d’avoir pensé à moi, mais je te ferais perdre ton
temps.
    – Je com… Je
comprends, balbutia Germain dont le visage était brusquement devenu tout pâle.
    Déjà,
Céline se détournait de lui avec l’insouciance de la jeunesse et montait l’escalier.
Germain Fournier, le cœur en morceaux, se hâta vers sa sleigh sans regarder
personne. Il enleva la couverture sur le dos de son
cheval et la lança dans le véhicule sans la plier avant de saisir les guides et
de faire avancer son attelage. Le cœur lui faisait mal. Tous les beaux projets
d’avenir qu’il avait bât is
depuis des semaines venaient de s’écrouler. Céline Veilleux ne l’aimait pas et
ne l’aimerait jamais. Pire : elle avait semblé surprise qu’il ait pu
croire un seul moment qu’elle accepterait qu’il la fréquente.
    – Maudit fou !
ne cessait-il de se répéter tout au long du trajet qui le ramenait à la